Henri Stephane de Blowitz

"My memoirs"

Edward Arnold, Londres, 1904

(Traduction de la fin du chapitre XI: "Une vie de combat" où il est question des Petites-Dalles, des Lampottes et de Madame Elou. Pages 253 à 260.)

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A l'été 1881, je rendis visite à un vieil ami qui vivait aux Petites-Dalles, sur la côte normande. Je fus saisi par le pittoresque de ce petit village de pêcheurs, tel qu'on le voit de la côte de Saint-Martin. C'est un de ces paysages pleins de charme comme on peut en voir sur la Riviera, le long de la Corniche entre Nice et San Remo. Mon ami à qui je faisais part de mon admiration quant à la vue, me dit:

"Pourquoi ne vous faites-vous pas construire ici un havre de paix, où vous pourriez vous reposer des agitations perpétuelles de votre existence ?"

Nous marchions alors dans l'unique rue du village qui mène de la vallée à la plage. Je levais les yeux sur la falaise à ma gauche et dit à mon ami :

"Si je peux acheter ce petit plateau-là, au bord de la falaise, avec ce massif de hêtres derrière, j'y construirai une maison pour mes vieux jours."

Mon ami fut ravi de cette idée, et, comme je repartais le soir même, il promit d'étudier la question pour moi. Quarante-huit heures ne s'étaient pas écoulées depuis mon retour à Paris qu'il me dit que le propriétaire acceptait mon prix et que l'affaire était conclue.

En 1883 mon petit chalet, appelait par les paysans "Les Lampottes", à cause des deux petites tours en façade, était terminé. Je n'avais plus qu'à m'y installer. Mais entre les deux petites tours, ou lampottes, il y avait un grand espace vide sous l'angle aigu du toit. Je dois dire que cette façade est très réputée parmi les architectes, et pas une saison ne se passe sans que quelques-uns d'entre eux ne viennent la voir, car ils la considèrent comme de pur style normand. Mais je le répète, l'angle entre les lampottes et le sommet du toit était alors vide, et cela formait un espace que je désirais ardemment voir combler. Un après-midi, à Rouen, dans la cour d'un antiquaire, je fus frappé par la beauté d'une statue de la Vierge avec l'Enfant Jésus dans ses bras. La statue avait été sculptée dans une moitié d'un grand tronc de chêne. Je pris ses mesures, et, comme j'avais en poche les plans de ma maison de campagne, je notais que cette statue, avec son piédestal, tiendrait exactement dans l'espace vide de ma façade normande. Le lendemain, je demandais à l'antiquaire de me la vendre.

"Oh," dit-il, "C'est une statue que j'aime beaucoup pour son harmonie, mais je vous la vendrai bien volontiers. Je l'ai achetée lors de la destruction d'un couvent, qui avait été démoli à la demande d'un service public, mais depuis..... Il me semble toujours que toutes sortes de bruits bourdonnent la nuit à son sujet. En outre, je n'arrive pas à la maintenir allongé, et quand elle est debout cela m'irrite. Une douzaine de fois, je l'ai allongée sur le sol, mais le jour suivant je l'ai retrouvée droite, sans pouvoir expliquer pourquoi et comment; et ma femme, effrayée par ce phénomène, me prie de m'en débarrasser.

"Très bien," dis-je avec un sourire, "comme je veux la placer debout contre un mur, elle ne souhaitera pas changer de position.

J'avais fait transporter la Vierge de Rouen dans une charrette de foin, et une semaine plus tard les paysans-pêcheurs des Petites-Dalles, pour s'amuser, avaient baptisé mon petit Château "Notre Dame des Lampottes";

En 1887, au début du mois d'août, comme j'étais installé sur la terrasse du chalet, dans le silence de la campagne, qui n'était rompu que par le bruit régulier de la mer sous la falaise, un paysan du village s'approcha, et, soulevant son chapeau, me dit:

Il y a une dame au bas du chemin qui vous demande de descendre pour la voir, car elle est ici pour peu de temps et ne peut pas monter.

Je mis immédiatement mon chapeau, et prenant une canne je descendis jusqu'à la route, où ma visiteuse inconnue m'attendait. Comme j'approchais du véhicule découvert qui se tenait à l'ombre d'un grand arbre, je proférai un cri de surprise. C'était Mme Elou. Son visage était pâle et hagard, mais ses yeux brillaient d'un éclat fiévreux. Elle portait une robe de voyage très élégante et un immense chapeau orné de belles plumes d'autruche noires. En me voyant, elle émit une sorte de cri étouffé, mais cependant elle paraissait heureuse de me retrouver. Je m'approchais.

"Comment se fait-il que vous soyez ici?" demandais-je, "et pourquoi n'êtes-vous pas montée jusqu'à chez moi?"

"Je suis ici parce qu'on m'a dit de venir," répliqua-t-elle. "Je n'ai pas été jusqu'à la maison, car j'ai aperçu de loin, sur votre façade, une statue qui au couvent était connue comme la "Vierge rigide." Je me suis si souvent agenouillée devant elle, baissant ma tête jusque dans la poussière à ses pieds, que je ne souhaite pas rentrer dans une maison sur laquelle elle semble veiller.

"Oh je vous en supplie," dis-je "monter jusqu'au chalet! Nous prendrons l'autre chemin, si la vue de cette Vierge vous impressionne tant. Vous pourriez rester plusieurs jours ici, et le calme de ma maison vous apporterait la sérénité."

"Jamais, jamais! Elle m'a trop fait souffrir. Elle est trop inflexible. Elle me hait. Je ne dormirai pas sous le même toit qu'elle."

Je fus rempli d'une immense pitié. Je sentis que j'étais en présence d'un être totalement possédé par un mal incurable. Cette pauvre femme avait perdu la raison, et elle était hantée par des visions et des fantasmes qui annihilaient chez elle toute logique et toute volonté.

"Mais pourquoi êtes-vous venue jusqu'ici?" demandais-je.

"Parce que je dois aller à Elétot avec vous, ainsi vous pourrez être le témoin de la rencontre qui devra se faire là-bas. Je vous prie de monter dans ce véhicule avec moi pour m'amener à cet endroit, car je ne connais pas le chemin."

Il y a une heure de trajet des Petites-Dalles à Elétot. La route passe par Sassetot, laissant de côté Les Grandes-Dalles, dont on peut voir les villas dans la verdure le long de la côte. On passe le village de Saint-Pierre-en-Port, et de là, par une route qui est actuellement une exquise avenue ombragée par de grands arbres, où l'air est doux et agréable, on atteint Elétot. En chemin Mme Elou me raconta son désespoir en recevant ma lettre, car elle savait qu'elle ne pourrait jamais réussir à persuader la Supérieure de lui accorder une nouvelle tentative. Elle me raconta les nuits où elle avait essayé de prier à la recherche de ce qu'elle appelait la paix de son âme, la futilité de ses efforts pour échapper aux visions qui hantaient ses jours et ses nuits. Elle me déclara que durant la nuit elle recevait des ordres auxquels elle avait essayé de résister; mais auxquels elle avait finalement obéi. Car elle n'avait plus aucune chance d'y échapper en entrant au couvent. Elle m'assura qu'elle était en train de réaliser le dernier ordre qu'elle avait reçu, qu'elle était juste revenue d'Ecosse, où elle avait laissé le refuge où elle pensait retrouver la tranquillité, qu'elle était obligée d'aller à Elétot et qu'elle avait été également obligée de me demander de l'accompagner là.

"Vous souvenez-vous", me dit-elle, "lorsque nous étions venus voir le Cardinal Jacobini, un homme d'apparence imposante entra. C'était Ledochowski, et c'est lui qui m'a fait le plus grand tort dans ma vie. Il m'apparut d'abord comme un archange qui voulait cicatriser toutes mes plaies. Je l'ai revu depuis et lui racontais toutes mes tortures, le priant d'être mon confesseur. Mon admiration pour lui sembla l'irriter; il refusa de devenir mon conseiller spirituel, et un jour, quand j'insistais pour qu'il me protège contre moi-même, il se leva soudain, tendant sa main, et me montra la porte en s'exclamant: "Dehors, dehors, femme maudite! Car quand vous franchissez le seuil de ma porte vous remplissez mon âme de la terreur d'un bannissement éternel". Je le quittai, et depuis je ressens le fait que je suis abandonnée par le Ciel, et destinée à une destruction irrémédiable."

Nous atteignîmes Elétot, un petit village non loin de la mer, séparé de la Manche par une grande plaine derrière la petite église romane du style si souvent rencontré le long de la côte. Nous laissâmes le coche à l'entrée du village. J'étais très rarement venu ici, et je ne m'étais jamais arrêté à cet endroit, mais Mme Elou semblait le connaître parfaitement. Elle prit le sentier derrière l'église qui mène à la plaine jouxtant la mer. Elle traversa le champ de maïs au bord de la plaine. Pendant un petit moment, elle regarda le clocher de Saint-Pierre-en-Port, qui émergeait, sur la droite, des vertes collines. Elle secoua la tête, et se tournant, tandis qu'elle regardait la mer, avec ses bras étendus, s'exclama:

"Oui, je sais où je suis; c'est l'endroit. C'est ici que je dois trouver celui que je cherche et qui me cherche. Ah oui, c'est ici que je vais aller à lui! Merci, merci!" s'exclama-t-elle. "Vous m'avez guidé à lui, et ce sera le repos pour moi!"

Puis, avec ses bras étendus et son visage magnifié, dans l'état où elle était, par un effort surhumain elle courut au travers des champs. Au bord de la falaise à pic très haut au-dessus de la mer la plaine s'arrête brusquement, et l'endroit où plaine et mer se rencontrent semble hanté par un esprit de solitude et d'aridité.

Mme Elou s'était ruée avec une extraordinaire rapidité vers le bord de la falaise, où des piquets et du grillage en fil de fer avaient été mis pour éviter que les gens ne tombent dans la mer, car quand la mer monte l'eau atteint la base de la falaise. Avant que je ne revienne de ma surprise, Mme Elou était déjà à quelque 200 mètres devant moi. Elle courait si rapidement que le vent avait détaché l'une après l'autre les grandes plumes d'autruche noires de son chapeau, et, comme elle sautait avec ses bras étendus, sa jupe flottait autour d'elle comme des ailes, tandis que les plumes de son chapeau, portées par le vent, accentuées étrangement la folie de son vol. J'essayais désespérément de la rattraper, mais en vain. Je n'avais pas regagné la moitié de la distance me séparant d'elle, quand je vis qu'elle avait atteint le bord de le falaise. Un moment elle s'arrêta, regarda autour d'elle, poussa un terrible cri de rage et de désespoir, et, aussi rapide qu'un éclair bondit par-dessus les fils de fer qui empêchent les promeneurs de tomber à la mer.

A bout de souffle, j'atteignis l'endroit et regardais tout autour. Je passais au-delà de la barrière et observais les vagues qui montaient et redescendais à mes pieds. Je ne pus rien voir de Mme Elou. La surface de la mer avait son aspect habituel. Seules les plumes d'autruche portées par le vent voletaient vers la mer. Deux hommes qui se promenaient le long de la barrière vinrent à moi.

"Vous cherchez quelque chose?" demandèrent-ils.

"Oui", répondis-je. " Il me semble qu'au bord de la falaise, au-delà de la barrière, j'ai vu une personne bras étendu. Avez-vous remarqué quelque chose?"

Les deux hommes regardèrent l'un après l'autre.

"Nous n'avons rien vu," répliquèrent-ils, "et pourtant nous étions à côté tout le temps."

Nous observâmes tous les trois la mer. Les deux hommes passèrent leur chemin. Je m'attardais un long moment sur le bord de la falaise. J'appelais, mais aucune voix ne me répondit, et mes recherches furent totalement vaines. Et jamais depuis - en dépit de mes investigations et de mes recherches désespérées - jamais depuis ai-je été capable de découvrir le moindre indice, mort ou vivant, qui m'aurait permis d'expliquer l'énigme de sa vie ou le mystère de sa mort.