"Les ex-voto et les graffiti marins en Normandie"

par Jean-Pierre Robichon

(Conférence donnée le samedi 10 mai 2008 à la salle des Mouettes de Saint-Martin-aux-Buneaux)




Le sujet est vaste et moins facile à traiter qu’il n’y paraît. Cependant, il est l’objet depuis quelques années de recherches de la part de scientifiques, un inventaire national a été réalisé et des publications l’enrichissent régulièrement.
Tout d’abord, s’il intéresse au premier abord tous les marins, il leur est apparenté de manières différentes. Les graffiti étaient produits par des marins, les ex-voto étaient en général commandés par des marins en témoignage de gratitude. Car on ne crée plus de graffiti, et il y a désormais très peu de marins qui produisent ou commandent des graffiti.
La frontière n’est pas nette : on trouve des graffiti marins réalisés par des non-marins et des ex-voto réalisés par des marins.
Enfin, si l’intérêt du public est grand vis-à-vis de ces manifestations d’art populaire, il ne faut pas en surestimer la qualité. Les graffiti, ou certains d’entre eux ont été qualifiés par des érudits de la Commission des Antiquités de Seine-Inférieure vers 1939, d’ « amusettes de marins ». Ils restent pourtant des témoignages de la technique de leur époque. On considère que les marins qui les ont réalisés y ont porté les traits essentiels, les mêmes qu’ils auraient exigés du peintre à qui ils auraient pu commander un ex-voto.
Il reste que les graffiti sont parfois considérés comme des documents, car ils permettent d’éclairer une technique particulière, en l’absence de toute autre source contemporaine.


Définition. On peut définir l’ex-voto comme une offrande matérielle faite à une divinité ou à un intercesseur (saint), en vue de la remercier d’une grâce accordée, ou pour obtenir une grâce, ou enfin pour marquer sa dévotion.
Les graffiti sont, d’après le petit Larousse 2003, des inscriptions ou dessins griffonnés ou gravés à la main sur un mur. Les archéologues les considèrent comme une source fragile du patrimoine maritime local.
Il existe un trait commun aux graffiti et ex-voto, c’est, outre la présence de signes chrétiens comme la croix, le fait qu’ils soient inscrits en majorité dans l’espace consacré de l’église.
L’ex-voto débutant son existence à la fin du XVIIe siècle, on peut considérer qu’il remplace les graffiti comme manifestation votive pour les marins les plus fortunés.

Graffiti. De tous les types d’ex-voto, le graffiti est le moins coûteux. Il s’agit d’une incision dans la paroi d’un sanctuaire, mais on le rencontre aussi dans tous les lieux, sur les supports les plus divers, comme témoignage de l’appartenance du graveur à la communauté maritime.
Les plus anciens graffiti votifs sont attestés dès le 3e millénaire av. J.-C., sous la forme d’une flotte incisée dans les dalles du temple mégalithique d’Hal Tarxien, à Malte. La pratique se perpétue ensuite. A Chypre, vers 1200
av. J.-C., des graffiti de navires recouvrent la façade du temple de Kition. Des modèles de lampes votives en forme de bateau se rencontrent en Sardaigne (VIIIe-VIIe siècles av. J.-C.), en Grèce (Athènes  IVe siècle av. J.-C. ; Délos, 1er siècle av. J.-C.). Délos est un cas particulier, bien connu depuis les fouilles de l’École française d’Athènes, débutées en 1872 : l’îlot, honorant Apollon, est consacré au culte du navire, car il renferme outre un bâtiment qu’on supposait abriter une galère, de très nombreux graffiti marins de tous les types.
Les graffiti sont l’objet d’un inventaire depuis les années 1980, mis ils sont trop souvent détruits avant d’être relevés. Ils ont été considérés tout à tour comme des actes de vandalisme, des images populaires, des témoignages de la vie d’une communauté maritime.
Après la technique mise au point par Henri Cahingt dans les années 1950, c’est l’emploi du latex et de la plastiline qui a permis à Serge Ramond dans les années 1970, de relever un très grand nombre de graffiti, qui sont ainsi préservés. D’autres techniques ont été employées telle la photographie en lumière rasante et le report sur film plastique au crayon feutre.
L’analyse des graffiti permet d’affirmer que la majorité d’entre eux a été réalisée avec un couteau de poche. En Normandie, la moitié d’entre eux représente des bâtiments de cabotage, un tiers des petites embarcations.
Les graffiti se rencontrent aussi bien dans les églises (intérieur et extérieur du côté sud de préférence), que dans les chaumières, habitations, prisons.

Ex-voto. Si l’on s’accorde à reconnaître les régions méditerranéennes comme terre d’élection de la pratique votive, celle-ci foisonne également en Europe du Nord-Ouest. C’est à l’initiative du professeur Mollat du Jourdain que le recensement des ex-voto fut entrepris dans les années 1970. Cette caution scientifique a permis de sauver de la destruction un grand nombre d’entre eux. Ils ont été restaurés par des municipalités motivées par les demandes de leurs électeurs. Ils semblent sauvés de la destruction par cette prise de conscience et par leur valeur propre. Et dans bien des cas, ils font désormais partie du patrimoine populaire de la commune et contribuent à son attirance touristique, comme à Honfleur, Fécamp, Sainte-Adresse…
L’ex-voto est une offrande faite à Dieu ou à ses saints et répond à un besoin de remerciement pour avoir échappé à un danger. Certains ex-voto répondent au souhait du donateur d’obtenir la bénédiction divine pour ce qu’il va entreprendre.
Sa production va suivre une courbe parallèle avec le nombre des évènements de mer, dont la fréquence culmine à la fin du XIXe s, avec 936 victimes de naufrages en 1891 et 942 en 1898. C’est alors que les progrès techniques (généralisation de l’acier pour les coques, amélioration de l’appareil propulsif), la réglementation (règlement international pour prévenir les abordages, lignes de charge, généralisation des phares et balises sur les côtes…), entraînent une baisse des accidents graves.
À noter qu’à chaque fois qu’on a pu vérifier les renseignements tirés des cartouches dédicatoires avec les archives maritimes, on a trouvé la preuve de leur rigoureuse exactitude.


Lieux. Ce sont les chapelles du littoral qui renferment le plus d’ex-voto maritimes. Mais on en trouve également à l’intérieur des terres. A partir de la généralisation du protestantisme au XVIe siècle. l’ex-voto est considéré comme une superstition, et nombre d’entre eux disparaissent des lieux de culte, même dans les églises catholiques.
Outre ND de Salut, ND de Grâce, ND de Bon Port, ND des Flots, on doit citer pour la Normandie ND de la Délivrance, la Vierge des Gougins (St Marcouf), ND de Cap Lihou (près Granville), Ste Madeleine (La Bouille), Vattetot-sur-Mer, St-Martin (Yport), la chapelle des marins de Gatteville, celle de St-Pierre (Vains, 50), St-Jacques (Le Tréport), St-Nicolas (Ronthon, 50), la Chapelle de Janville (Paluel), ND de la Délivrance, la Vierge des Gougins (St Marcouf, 50)…


Types. L’expression des ex-voto fait appel aux moyens les plus divers. Ce peut être un objet [le baril d’Osmin Laborde qui a sauvé de la noyade ce marin le 2 février 1842 dans le Golfe du Mexique (conservé à Arcachon)], un bijou, une lampe, une maquette, un tableau, une photo, une tapisserie, une plaque en argent…, voire un contre-plaqué pyrogravé (Fécamp).
Le tableau évolue dans sa construction dans le temps. Aux XVIe-XVIIe siècles, le saint intercesseur apparaît dans un angle supérieur. Peu à peu sa présence s’allège, puis il disparaît, à mesure que la foi naïve fait place à la foi raisonnée puis à l’indifférence apparente. On arrive enfin à des scènes qui ont perdu tout aspect religieux et ne conservent plus que la notation dramatique.

Voici pour Honfleur l’évolution de la figuration votive religieuse :

Période 1750-18001801-18501851-1900 1901-197
Nombre avec représentation divine12113
Sans représentation divine 17358


Il semble ainsi qu’à la fin du XIXe siècle, les marins continuent à commander des portraits de navires, parfois commémorant des situations dramatiques, qu’ils ont vécu. Ils les déposent de moins en moins dans des églises, mais les conservent chez eux, constituant ainsi un petit musée personnel.
La pratique de l’ex-voto s’est donc transformée au cours du XIXe siècle. De votive elle est devenue commémorative. Le marché des ventes publiques spécialisées d’antiquités de marine voit passer des huiles, des aquarelles, des dessins, qui témoignent d’un drame de la mer, dont la description a été explicitement indiquée sur le tableau, à la demande du maître d’ouvrage. Ce marché voit également passer le produit des pillages de chapelles.
Les ex-voto laïcs sont commandés aux mêmes peintres dont les œuvres remplissent les chapelles votives. J’en tiens pour preuve un tableau d’Édouard Adam, hst signée Ed. Adam _ 1885 _ avec dans la partie inférieure centrale la mention : « Sully. Capt Chapon. Coup de Vent du 7 décembre 1885 ». L’ancre incluse dans la signature indique l’appartenance du peintre au corps des peintres officiels de la Marine. Les _ représentent son appartenance à la maçonnerie. Le commanditaire a souhaité pérenniser le souvenir d’un moment dramatique de sa carrière de marin. Le tableau été conservé dans sa famille.
C’est l’époque où l’évolution sociale résultant de l’amélioration de la formation des marins, entraîne un changement de la pratique religieuse. Disparaît alors la « foi du charbonnier ». Se généralisent alors ces portraits de navires dont certains sont des ex-voto laïcs dont s’entourent nombre de marins.
À la manière du commandant Jagueneau (né en 1850), qui commandait le Ville de Saint-Nazaire, naufragé en Atlantique le 8 mars 1897, beau-père du romancier Guy Mazeline (Prix Goncourt 1932), qui le met en scène dans l’un de ses romans, entouré dans son salon d‘une vingtaine de portraits de navires « exécutés »  par La Hogue-Adam. Parmi ceux-ci figurait le naufrage du V. de St-Nazaire, actuellement visible dans un musée nazairien.
Une autre raison que l’on peut avancer, avec la baisse de la religiosité traditionnelle, c’est le remplissage des sanctuaires habituels. Il n’y a plus assez de place pour accrocher maquettes et tableaux.


Artistes. Les graffiti sont effectués aussi bien par des amateurs que par des artistes réputés.
Mais en ce qui concerne les ex-voto, ceux-ci sont réalisés soit par des amateurs reconnus dans ce même milieu, soit par le donateur lui-même qui peut réaliser le tableau, un dessin, une aquarelle, une gouache, ou une huile, soit à partir du début du XIXe siècle par des artistes appréciés du milieu maritime, (les Roux dans le midi).
Pour la Normandie, les artistes les plus fréquemment rencontrés sont par ordre d’importance numérique des œuvres décroissante, Eugène Grandin (1833-1916) à Fécamp et Ste-Adresse, Louis Gamain (1803-1871) à Fécamp, Edouard Adam (1847-1929) à Fécamp. Alexandre Lamartinière (1783-1867) à Fécamp et Honfleur, et Jean Bommelaer de Dunkerque ; Joseph Kœrner du Havre puis d’Honfleur (1833-1909).
La réputation de ces artistes, travaillant surtout pour les marins, était bien établie. La plupart appartiennent à la catégorie des « portraitistes de navires ». Parmi eux, on citera Grandin, Adam (présent à Fécamp, mais aussi à ND de la Garde à Marseille avec le Turenne, 1907), Lamartinière, Kœrner. Les membres de la famille Roux [Antoine (1765-1835), Antoine fils (1799-1872), François (1811-1882)), Louis Roux (actif de 1875 à 1891), Honoré Pellegrin (1793-1869)]… se rencontrent dans les sanctuaires marins méditerranéens.


Religion. L’ex-voto est une manifestation de la croyance au pouvoir protecteur surnaturel. Une assurance contre le malheur ou un acte de gratitude après avoir échappé au péril. À ce titre, cette pratique est considérée par certains comme une manifestation de la superstition. C’est donc ce qui peut expliquer à certaines époques, l’attitude ambiguë de l’Eglise catholique à son égard. J’ai posé a question au curé de ma paroisse. Sa réponse peut se résumer de la manière suivante : l’église ne la condamne pas, mais se méfie des débordements.
Cela explique que, selon les périodes, le clergé procède à des nettoyages irréguliers, mais draconiens de ses chapelles votives. Cela va du nettoyage par le vide (on jette des objets jugés trop détériorés), à la vente (dans le but d’affecter la somme à une dépense caritative), à la restauration brutale par un personnel ignorant.
Le problème de la conservation est traité de manière très différente selon les lieux. C’est en principe le maire qui est responsable de cet élément du patrimoine local. Là comme partout où la pression électorale est forte, le maire tient compte du plus ou moins grand intérêt que manifestent ses administrés. Mais comme en matière de conservation du patrimoine la continuité est importante, il suffit d’une période de laisser-aller pour que soient détruits des objets, des images sur papier, que soient irrémédiablement encrassés des tableaux, que soient volés les uns et les autres, voire qu’ils soient détruits comme ne présentant pas d’intérêt.
On a vu qu’à Fécamp, les ex-voto sont restaurés, protégés, mis en valeur. A Quillebeuf, ils sont mis en valeur de manière « touristique », mais les graffiti semblent oubliés. Une association pour la sauvegarde et l’étude des ex-voto marins et fluviaux a été créée en 1975, dont le siège social est situé au Musée de la Marine à Paris.
En guise de résumé, relisons ce que le Père Fournier né à Caen en 1595, préconisait dans son Hydrographie (éd. de 1667) lorsqu’on se trouvait sur mer en danger de mort :

1. S’humilier profondément, et se convertir sérieusement à Dieu.
2. Se réconcilier d’affection avec tous ceux avec qui nous étions mal.
3. Faire vœu de chastier ou corriger les désordres commis.
4. Invoquer les Saints, spécialement la Sainte Vierge et St François Xavier.
5. Se conformer à la volonté de Dieu.



Sources


Pour actualiser cette étude, j’ai rencontré le Dr Jean Robert Schlumberger qui m’a fait connaître les travaux de M. Serge Ramond sur les graffiti et M. Jacques Langlois qui connaît mieux que personne le passé maritime de Quillebeuf-sur-Seine. Leur apport a été précieux.

MOLLAT DU JOURDAIN, Michel, Ex-voto marins du ponant… 1975
MOLLAT DU JOURDAIN, Michel, Ex-voto marins de Méditerranée… 1978
RIETH, Éric, Ex-voto marins dans le monde de l’antiquité à nos jours… 1981
BOULLET (F. et C.), Ex-voto marins, Paris, EMOM, 1978.
CHEGARAY (Béatrice), « Notre-Dame des Flots », dans Cahiers Havrais de Recherche Historique n° 64 - 2006.
LEDRU, Jean-Pierre, Les canonniers d’Antifer et les graffiti du Tilleul, dans id.
AUGER, Anne-Sophie, « Le passé maritime de Vatteville-la-Rue » dans Cahiers Havrais de Recherche Historique n° 57 - 1998.
AUGER, Anne-Sophie, Les graffiti marins d’une chaumière de Vatteville-la-Rue, 1986.
DAVID, Marius, « Un archéologue dieppois M. Henri Cahingt a mis en valeur les graffiti des églises et des chaumières normandes », dans Présence Normande, 15e année, N° 2, (fév. 1964).
RAMOND, Serge, Musée des graffiti historiques - Verneuil en Halatte (plaquette du musée).
- Musée de la Mémoire des Murs et d'Archéologie (guide de visite).
WATTE, Jean-Pierre, COUSIN, Rémi, CONSEIl, Jeanine « Les graffiti marins du Tilleul » dans Annales du Muséum du Havre n° 62 - Juin 1999
Graffiti marins des églises du Val de Saire, Réville, Quettehou, Morsalines, Musée Maritime de l’Ile de Tatihou, 2002. Ce catalogue comprend 323 articles illustrés.