Conférence sur de Blowitz donnée par l'auteur du site, Pierre Wallon,
le 3 août 2004 au château de Sassetot, dans le cadre de l'association Sas'D.I.T.

Henri Georges Stefan Adolph Opper de Blowitz

(1825-1903)

 

Je tiens tout d'abord à remercier l'association Sas'D.I.T. et sa présidente madame Danielle Soret qui ont eu l'amabilité de m'inviter à prendre la parole dans ce décor prestigieux du château de Sassetot. Je vous remercie également, vous tous, d'être venus si nombreux à cette conférence. J'espère ne pas trop vous décevoir.

Pour ceux qui ne me connaissent pas, je me présente ; je suis un vieux Petit-Dallais dans tous les sens du terme. Je viens aux Petites-Dalles depuis ma plus tendre enfance, mes parents y venaient, de même que mes grands-parents et mes arrières grands-parents. En fait, c'est mon arrière arrière grand-père, Henri Wallon, qui vint pour la première fois aux Petites-Dalles en 1865. Nous aurons peut-être l'occasion de reparler de cet homme qui a laissé son nom dans l'Histoire.

Certains pourraient s'étonner du sujet de cette conférence et se dire "Quelle mouche l'a donc piqué de venir nous parler de cet inconnu". Interrogez des quidams dans la rue, vous aurez bien peu de chances d'en trouver un qui ait entendu parler de de Blowitz. Voici donc les raisons de mon choix.

Il y a juste deux ans, voulant mettre à la disposition de tous les documents que je possédais sur l'histoire des Petites-Dalles, j'ai ouvert un site Internet. Parmi les chapitres de ce site, je me suis amusé à répertorier les célébrités qui ont vécu ou qui sont venues aux Petites-Dalles, et il y en a beaucoup. Je pensais initialement faire un exposé sur ces personnages qui ont marqué leur époque ; mais du fait de leur grand nombre, cet exposé n'aurait été qu'une longue énumération finalement sans intérêt. J'ai donc préféré me limiter à un seul homme que j'estime particulièrement digne d'intérêt : Henri Georges Stefan Adolph Opper de Blowitz.

Cet homme de la fin du XIXe siècle est un autrichien naturalisé français qui fut pendant près de trente ans correspondant officiel du journal anglais le "Times" à Paris. Ce fut un homme d'exception, très connu dans les pays anglo-saxons, où il est considéré comme le père du journalisme moderne, mais curieusement pratiquement inconnu en France. Il a, semble-t-il, à plusieurs reprises eu une influence sur la politique européenne, influence dont l'importance a été et est encore cependant très discutée.

Je diviserai cet exposé en 4 parties:

I/ L'homme tout d'abord.

On pourrait intituler ce chapitre "du mythe à la réalité". De Blowitz a écrit ses mémoires en anglais : "My memoirs" qui n'ont jamais été traduites en français. Né le 28 décembre 1825 à Blovice ou Blowitz en Bohême, alors dans l'Empire austro-hongrois, actuellement en République tchèque. Cette petite ville garde encore aujourd'hui le souvenir de cette illustre naissance. D'après ses mémoires, il est issu d'une famille noble, catholique, et a vu le jour au château de ses parents, le château de Blowitz. A l'âge de 15 ans, à la demande de son père, il quitte le château familial avec un tuteur, docteur en philosophie, pour parfaire son éducation. Pendant cinq ans il parcourt ainsi l'Europe, apprend le français et l'italien, se passionne pour la littérature. Il revient ensuite chez lui pour trouver sa famille ruinée. Il décide alors de partir en France et de là de s'embarquer pour les Etas-Unis afin d'y tenter sa chance. A son passage en France, à Angers, il rencontre par hasard un ami de ses parents qui l'introduit dans les milieux politiques parisiens.

Tels sont les faits, résumés, que raconte de Blowitz dans ses mémoires.

Lé réalité en fait est toute autre. Il est né effectivement à Blowice le 28 décembre 1825, non pas dans un château, mais dans une modeste maison. Sa famille est juive et il ne s'appelle pas de Blowitz, mais Adolph Opper. Il signera d'ailleurs de ce nom pendant les premières années de son séjour en France. Il revient de manière très ponctuelle à Blowice en mai 1858 pour s'y faire baptiser et changer de nom en vue d'épouser une Française. Il obtient de la mairie de Blovice le droit de s'appeler Adolph Opper de Blowitz.

Plutôt que de l'appeler selon les périodes de sa vie, Opper, Blowitz ou de Blowitz, je l'appellerai toujours au cours de cet exposé, dans un souci de simplification, "de Blowitz" qui est la dénomination qu'on utilise le plus couramment.

On peut s'étonner de tous ces mensonges ; sa réussite alors qu'il n'est que d'origine très modeste étant tout à son honneur. Mais cela met en évidence le besoin pour de Blowitz de toujours magnifier les faits. Tout ce qu'il raconte sort de l'ordinaire, rien n'est banal avec lui. Tout se doit d'être merveilleux. Il faut peut-être chercher dans son origine slave ce trait de caractère ? D'autre part, il faut se souvenir qu'on est en Europe au début de la montée de l'antisémitisme. S'avouer d'origine juive, pense-t-il probablement avec raison, aurait pu nuire à sa carrière. Et d'ailleurs, ses ennemis ne manqueront pas de rappeler cette origine.

Arrivé à Paris, grâce à l'ami de la famille, il fait la connaissance d'Adolphe Thiers, qui deviendra un ami, et du comte de Falloux.

Il obtient un poste de professeur d'allemand, métier qu'il va exercer pendant une dizaine d'années, de 1849 à 1859.

Le récit que fait de Blowitz de cette obtention d'un poste d'enseignement est comme d'habitude merveilleux :

Il est invité à Paris par le Comte de Falloux à une soirée littéraire où un orateur doit parler des rapports entre littératures allemande et provençale. Cet orateur fait faux bond au dernier moment. De Blowitz se propose de le remplacer au pied levé en avouant bien connaître la littérature allemande, mais ne rien connaître de la littérature provençale. Non seulement sa conférence improvisée est un franc succès, mais une auditrice le félicite de sa parfaite connaissance de la littérature provençale ! De Falloux enthousiasmé par sa prestation lui promet un poste de professeur de littérature étrangère s'il devient ministre. Ce sera le cas peu de temps après comme ministre de l'Instruction publique en 1848-1849.

Effectivement, il est professeur d'allemand, d'abord à Tours, puis à Limoges, à Poitiers et enfin à Marseille. Ces mutations successives sont liées, non pas à ses qualités d'enseignant qui sont très appréciées dans les rapports administratifs qui le concernent, mais par de gros problèmes d'argent, de Blowitz ayant tendance à vivre nettement au-dessus des moyens limités que lui procure sa paye d'enseignant.

A Marseille, il épouse le 27 avril 1859 Anne-Amélie Bethfort, veuve aisée de 11 ans plus âgée que lui, fille d'un commissaire de la marine (Arnaud d'Agnel) et qui serait par sa mère apparentée aux Bourbons. De Blowitz a alors 34 ans et son épouse 45 ans. Elle est encore très belle et ce mariage pour étonnant qu'il peut paraître sera un mariage heureux. De Blowitz jusqu'au décès de sa femme en 1893 aura toujours une grande affection pour elle ; il l'appelle "ma Madone".

L'homme ne passe pas inaperçu. Il est petit, ne mesurant qu'à peine plus d'un mètre cinquante, obèse. Très vite, il devient chauve, calvitie soulignée par deux étonnants favoris roussâtres qui encadrent son visage. Son accoutrement est toujours excentrique. Il affectionne les grosses cravates blanches sur des chemises roses, jaunes ou rouges. Malgré cet aspect, très loin du bel Adonis, il se vente d'avoir beaucoup de succès auprès des femmes, et il a effectivement la réputation d'être un coureur de jupon.

D'autre part, il a beaucoup d'esprit, et est doué d'une mémoire étonnante. Il raconte, mais est-ce bien vrai, qu'étant enfant, son père possédait une canne qu'il aurait bien aimé avoir. Le jeune Adolph la lui demandant régulièrement, sans succès. Un jour son père croyant se débarrasser de cette quête continuelle lui dit que la canne serait à lui s'il pouvait lui réciter le lendemain par coeur une très longue légende du folklore local. Le jeune Adolph la lit plusieurs fois le soir et est capable de la lui réciter le lendemain sans fautes. Il y gagne la canne tant convoitée.

De Blowitz parle plusieurs langues couramment : l'allemand, l'italien, le français. Mais curieusement il ne s'exprimera jamais correctement en anglais, ou d'une manière inénarrable d'après ses contemporains. Il a toujours besoin d'un collaborateur pour traduire ses articles qui paraissent quotidiennement dans le "Times". Il a un style très fleuri, inimitable et bien que par tradition les articles du "Times" ne soient jamais signés, on sait immédiatement qu'ils sont de de Blowitz. Il écrit ou dicte ses articles en français d'un seul jet sans jamais se corriger.



II/ Sa carrière professionnelle.

 

En 1869, on est à la fin du Second Empire, il est toujours à Marseille. Il n'a pas encore la nationalité française. Des élections se préparent. Sont candidats dans cette ville : Gambetta, Thiers et de Lesseps, l'homme du canal. Ce dernier se présente comme candidat indépendant. Il est en fait le candidat du régime impérial. De Blowitz l'apprend et le révèle au journal légitimiste local. Cette annonce discrédite de Lesseps aux yeux des électeurs et c'est Gambetta qui est largement vainqueur de ces élections marseillaises. Le journal qui soutenait de Lesseps disparaît et l'éditeur en remerciements de ses services est nommé sous-préfet des Basses-Alpes. En représailles contre de Blowitz, il demande son expulsion du territoire. Thiers fait traîner les choses et de Blowitz en est quitte pour partir à la campagne pendant quelque temps afin de se faire oublier.

Puis c'est la guerre de 1870, imprudemment déclarée par Napoléon III contre la Prusse, comme suite à la dépêche d'Ems, avec les conséquences que l'on sait : la défaite de Sedan et la chute de l'Empire. Le 4 septembre, la République est proclamée et de Blowitz en profite pour déposer une demande de naturalisation qui est rapidement acceptée. L'invasion de la France se poursuit avec le siège de Paris et la proclamation de l'Empire allemand à Versailles. Puis c'est le drame de la Commune.

De Blowitz est revenu à Marseille. Dans cette ville les communards s'emparent de la Préfecture, de la poste et du bureau du télégraphe, privant le gouvernement de Thiers, à Versailles, de toutes communications avec la cité phocéenne. De Blowitz en faisant de l'acrobatie sur les toits parvient une nuit à établir une liaison entre le câble du bureau de poste de Marseille et le câble la Compagnie Télégraphique de l'Est qui loue un appartement appartenant à sa femme tout à côté du bureau de poste. Grâce à cette connexion, Thiers peut rapidement rétablir la situation à son profit. De Blowitz monte à Versailles pour rendre compte à Thiers de la manière dont la situation s'est normalisée à Marseille. Thiers lui demande alors de rester auprès de lui à Versailles plutôt que de retourner à Marseille, car la Commune n'est pas terminée à Paris. De Blowitz assistant aux assauts des Versaillais contre les communards parisiens en aperçoit un qui agite un drapeau blanc. Il se précipite à Versailles pour en rendre compte à Thiers qui peut ainsi rentrer à Paris immédiatement. En remerciement, Thiers lui promet un poste de Consul à Riga, mais le ministre des Affaires étrangères, monsieur Meurand, bloque le dossier et la nomination ne se fait pas. Par contre, il est, pour son action pendant la Commune, décoré de la Légion d'honneur. Que de Blowitz ait tendance dans ses mémoires à magnifier son action dans cette période trouble, c'est à peu près certain, mais il reste qu'il a eu cette décoration pour cette action.

C'est alors qu'il rencontre par l'intermédiaire d'un ami commun, Laurence Oliphant, correspondant du Times à Paris dont l'adjoint Hardman est obligé de s'absenter une quinzaine de jours. On propose à Oliphant de prendre de Blowitz, très proche de Thiers, pour remplacer son adjoint pendant cette absence. De Blowitz accepte et écrit son premier télégramme, qui paraît dans le Times, à propos d'un entretien qu'il vient d'avoir avec Thiers. L'absence provisoire de Hardman devenant définitive, de Blowitz prend sa place. Puis Oliphant cessant son activité, de Blowitz devient officiellement correspondant du Times à Paris, poste qu'il conservera pendant 28 ans.

Peu de temps après John Delane, éditeur du Times, vient à Paris. Il assiste avec de Blowitz à la chambre à Versailles à un discours de Thiers. A l'époque, il n'y a aucun moyen d'enregistrement, tout est écrit à la main. La machine à écrire et la sténo feront leur apparition en 1880. Les textes des discours, ou leur résumé, sont donnés à la presse avec un certain délai. Delane en repartant regrette devant de Blowitz qu'il ne soit pas possible de publier le texte de ce discours de Thiers. Rentré chez lui, de Blowitz se concentre et, grâce à sa mémoire étonnante, parvient à retrouver la totalité du discours de Thiers qu'il télégraphie immédiatement à Londres et ce discours paraît dans l'édition du lendemain matin. C'est du moins ce que raconte de Blowitz. En fait une fois de plus il exagère quelque peu, car si le compte rendu du discours de Thiers est bien publié le lendemain dans le Times, seuls des extraits du discours lui-même sont publiés et non pas sa totalité comme l'affirme de Blowitz.

Le Congrès de Berlin de 1878 : c'est l'apothéose de de Blowitz. Ce congrès se réunit à Berlin sous l'autorité et la médiation de Bismarck à la demande de plusieurs pays européens pour essayer de régler un certain nombre de questions litigieuses, notamment dans les Balkans, qui menacent la paix en Europe. Ces problèmes sont apparus après la victoire des Russes sur l'empire ottoman et le traité de San Stephano qui en résulte. La Russie est accusée de profiter de cette victoire pour étendre sa zone d'influence, ce qui inquiète les autres pays européens, d'où une menace de guerre. L'Angleterre et l'Autriche-Hongrie demandent à Bismarck d'être médiateur dans ce conflit. Bismarck refuse d'abord, puis finit par accepter de réunir un congrès à Berlin pour régler ces différends. Parmi les nombreux journalistes, de Blowitz est le seul à obtenir un entretien avec Bismarck et surtout il parvient, moyennant toute une série de subterfuges incroyables à publier dans le Times à Londres la quasi-totalité du texte du Congrès, le jour même de sa signature à Berlin, alors même que Bismarck avait exigé de tous les participants le secret le plus absolu sur les délibérations.

De Blowitz hérite de cet exploit une aura extraordinaire. Les têtes couronnées d'Europe et les hommes politiques influents sollicitent ses interviews et il est difficile de trouver des personnalités qui ne se sont pas entretenues avec lui.

Cette célébrité attise les jalousies, surtout dans la presse française où il apparaît comme un concurrent beaucoup trop encombrant, de plus il est étranger, juif et travaille pour un journal anglais. Il a tout pour déplaire en France. Les articles de la presse parisienne contre lui sont légion et souvent d'une violence peu imaginable de nos jours.

Ses articles quotidiens, bien que non signés, c'est la règle au Times, sont immédiatement repérés tant son style est particulier. De Blowitz ne se limite pas aux affaires françaises. Il connaît tout le monde, est au courant de tout, écrit sur tout ce qui concerne la politique européenne. Il est de ce fait également très jalousé par ses collègues du Times travaillant dans les autres capitales européennes.

Voici ce qu'écrit Paul Cambon, alors préfet du Nord qui deviendra plus tard ambassadeur de France à Londres, à son sujet après le Congrès de Berlin :

 

"Le fameux correspondant du Times est un petit homme gras, un ballon à favoris surmonté d'un crâne miroitant. Slave, d'origine indéterminée, né dans une province danubienne, il allie l'accent tchèque à la vivacité française. Il est au courant de tout... connaît tous les détails de la politique européenne... il entre chez M. de Bismarck et chez le prince de Galles comme chez lui... De plus, ce Blowitz a un esprit infernal, ses épigrammes et ses observations sont impayables."

 

De Blowitz voyage beaucoup, va dans toutes les capitales européennes et publie non seulement des articles de journaux, mais également des livres. Il va à Madrid pour le mariage du roi Alphonse XII. Il en fait un récit dans un livre : "Le mariage royal d'Espagne". Il fait parti en 1883 du voyage inaugural de l'Orient-Express, ce train qui va de Paris à Constantinople. Cela lui donne l'occasion de rencontrer et d'interviewer le sultan Abdul Hamid II. A son retour il raconte ce voyage dans : "Une course à Constantinople". Il va à Rome s'entretenir avec le Pape Léon XIII il en rédige un article "Léon XIII devant ses contemporains". Il s'essaye à la littérature et écrit, entre autres, "Feuilles volantes", une comédie : "Midi à quatorze heures"; une pièce de théâtre : "L'Echelle" qui ne sera jamais jouée. Son style est lourd, compliqué avec des phrases très longues. Autant de Blowitz est un excellent journaliste reconnu par tous, autant il est un médiocre écrivain. et ses prétentions dans ce domaine sont sans lendemain.

De Blowitz est considéré dans les pays anglo-saxons comme le père du journalisme moderne. En France on qualifie de ce titre Emile de Girardin (1806-1881). En fait, ce dernier est le père du journalisme moderne en tant que créateur de la presse populaire, dans le bon sens du terme, presse populaire qu'il crée en inventant "les petites annonces", "le courrier des lecteurs" et "le roman-feuilleton". De Blowitz lui invente pratiquement l'interview. Il en a le don et place cet exercice au centre du travail journalistique. A l'époque, il n'y a évidemment pas de magnétophone et la seule solution est de prendre des notes pendant l'interview. De Blowitz s'y refuse et fait uniquement appel à sa mémoire prodigieuse, don qui est reconnu par tous. Il se constitue tout un réseau d'informateurs, va sur place rencontrer les personnalités influentes, il connaît tout le monde, voit tout, est au courant de tout, servi par sa mémoire, un flair et une capacité étonnante à prévoir et à anticiper les événements.

En 1903, il a 78 ans. son esprit est toujours vif, mais il commence à se faire vieux. Il est atteint d'une cataracte inopérable qui le handicape beaucoup et la direction du Times le pousse gentiment à prendre sa retraite. Une cérémonie est organisée au Ritz pour cet événement à laquelle assistent toute la presse et de très nombreuses personnalités. Deux semaines après sa retraite, il meurt à son domicile parisien d'une péritonite appendiculaire.

Les articles pour faire son éloge funèbre apparaissent dans toute la presse internationale. Le "Times" publie sur six colonnes un long éditorial pour l'encenser et où il est écrit notamment :

 

"La mort de monsieur de Blowitz prive le journalisme contemporain d'une personnalité que l'on peut, en toute honnêteté, qualifier d'unique."

 

Certains articles sont même complètement dithyrambiques comme ce poème paru dans le journal anglais le "Punch" :

 

"La dixième muse pleure ; toute l'Angleterre est perdue

Privée de son frémissement matinal ;

Et rois et Empereurs ensemble se désolent,

Il n'est plus personne maintenant pour les comprendre,

Un Prince des Correspondants repose :

Clairvoyant, subtil, infatigable, plein d'entrain,

Il fut de la presse l'ambassadeur sans rival."

 

III/ Son rôle politique.

 

C'est là un sujet très discuté par les historiens. Je me limiterai aux exemples qui semblent les plus parlants quant au rôle que de Blowitz a pu jouer sur la politique européenne en cette fin du XIXe siècle. C'est en France le début de la troisième République et en Europe une période particulièrement agitée.

On verra successivement:

 

A/ La crise de 1875

 

Après la défaite de 1870, la France perd l'Alsace, moins Belfort, et le nord de la Lorraine. Elle est occupée jusqu'au versement complet d'une indemnité de guerre de 5 milliards de Francs-or, somme considérable. Mais la France se redresse avec une étonnante rapidité et paye l'indemnité beaucoup plus rapidement que prévu. Elle réorganise son armée en portant le service militaire à 5 ans et en créant notamment un quatrième bataillon par régiment. L'élection du maréchal Mac-Mahon à la présidence de la République et la possibilité d'une restauration des Bourbons inquiètent aussi les Allemands. Enfin, le bruit court que l'armée française a passé commande en Allemagne de plusieurs milliers de chevaux, exportation de chevaux que l'Allemagne interdit. En fait, il semble que ces chevaux soient simplement destinés aux fiacres parisiens. Tout cela, lié au sentiment de revanche qui prévaut en France, entraîne une grande inquiétude en Allemagne. Le duc Decazes, alors ministre des Affaires étrangères en France et ami de de Blowitz, apprend par l'ambassadeur de France à Berlin, Gontaut-Biron, que Bismarck envisage très sérieusement une guerre préventive contre la France. C'est Radowitz, très proche de Bismarck qui aurait donné cette information à Gontaut-Biron. Le plan en serait même établi de manière très précise. Pour déjouer cette menace, il demande à de Blowitz de faire publier dans le Times un article faisant état d'un rapport secret de l'ambassadeur de France à Berlin rapportant ce danger de guerre préventive de l'Allemagne, sans révéler évidemment l'origine de ce rapport. Quelques jours plus tard, l'article de De Blowitz paraît dans le Times et produit l'effet escompté. Les puissances européennes réagissent à ces révélations et la guerre est écartée. Cette affaire peut être considérée comme le prélude à l'alliance franco-russe et plus tard à l'entente cordiale franco-anglaise.

 

B/ Le coup d'Etat du 16 mai 1877

 

La République, dont Mac-Mahon est alors président, est ébranlée par une tentative maladroite de restaurer la monarchie. De Blowitz prend immédiatement la défense de la République. La Chambre est dissoute par le Sénat et aux élections qui en découlent la majorité républicaine en sort renforcée. Gambetta a pu dire à ce sujet :

 

"Les trois hommes qui ont tué le 16 mai, ce sont Emile de Girardin, Blowitz et moi."

 

C/ Le Boulangisme

 

En 1886, le sémillant et fringant général Boulanger est nommé ministre de la Guerre. Représentant la revanche contre l'Allemagne, il enthousiasme les foules et inquiète l'Allemagne. D'emblée de Blowitz voit le danger et soutient dans ces articles la République contre le Boulangisme. En 1887, la tension avec l'Allemagne atteint son paroxysme avec l'affaire Schaebelé. Ce policier français est arrêté par les Allemands à la frontière franco-lorraine, côté allemand. C'est pour Boulanger un casus belli et il prépare un ordre de mobilisation générale que le président de la République, Jules Grévy, fort heureusement refuse de signer. De Blowitz, dans un article du Times, suggère à Bismarck une solution à la crise en écrivant:

 

"Le policier français ayant pénétré sur le sol allemand en réponse à une invitation équivalant à un sauf-conduit... l'Allemagne se déshonorerait en approuvant un geste aussi mesquin que cette arrestation."

 

Peu après le policier est libéré et l'affaire est close. De Blowitz commente dans le Times cette sage décision en écrivant :

 

"L'analyse donnée par le Times fournissait au gouvernement allemand le point de vue à adopter."

 

Ce qui est une manière de s'envoyer des fleurs et de s'approprier le rôle essentiel dans le dénouement de la crise. Après une phase de déclin, le Boulangisme a un sursaut spectaculaire avec l'élection triomphale de Boulanger comme député à Paris en janvier 1889. Mais ce sursaut est suivi d'une chute irrésistible et en avril le ministre de l'Intérieur fait courir le bruit de l'arrestation de Boulanger. Ce dernier prend peur et se sauve à Bruxelles où il se suicidera sur la tombe de sa maîtresse après avoir été condamné à la déportation par contumace. De Blowitz en ne soutenant jamais ce mouvement a certainement contribué à sa disparition.

 

D/ L'affaire de Fachoda

 

Dix ans plus tard, en 1898, l'affaire de Fachoda va donner une nouvelle fois à de Blowitz l'occasion de se distinguer. L'Angleterre et la France sont en pleine période de concurrence coloniale. L'Angleterre est en Egypte et rêve d'une continuité territoriale avec l'Afrique du Sud. Elle a dans ce but clairement signifié à la France sont intention de conquérir le Soudan qu'elle considère comme chasse gardée. La France a ce même rêve de relier Dakar à Djibouti et autorise dans ce but l'expédition du Capitaine Marchand. Quand, en septembre 1898 l'armée anglo-égyptienne de 20.000 hommes arrive à Fachoda, au Soudan, elle y trouve l'expédition du capitaine Marchand, avec ses 250 tirailleurs sénégalais, qui y est là depuis 3 mois. Localement il n'y a aucun affrontement et les relations entre les Anglais et les Français se font avec toute la politesse de gens bien élevés. Il n'en va pas de même dans les capitales de Londres et Paris où c'est le déchaînement, notamment de la presse. Londres exige le départ des Français de Fachoda comme préliminaire à toute négociation. La France ne veut pas céder et on est au bord d'un conflit armé. De Blowitz, correspondant du Times à Paris, est en situation très délicate. Malgré cela, il prêche la modération et fait tomber la tension. Il écrit :

 

"J'admets, et tout le monde avec moi, que l'Angleterre ne peut et ne doit accepter, sous aucun prétexte, la présence de la France à Fachoda. Mais la France, chacun le comprend, ne peut obéir à une sommation et donner à Marchand l'ordre de se retirer."

 

Cette position de de Blowitz exprimait dans le Times, un journal anglais, est courageuse. Il avoue lui-même :

 

"J'ignore comment se terminera l'affaire de Fachoda, mais je sais qu'elle a déjà fait une victime, moi même."

 

Pour faire baisser la pression, de Blowitz écrit même un article dans le journal "Le Matin" pour expliquer ses arguments et pousser la France à la modération. Finalement, la presse française se calme et la France donne l'ordre à Marchand d'évacuer Fachoda. De Blowitz a manifestement joué un rôle en modérant les esprits français échauffés, mais le désir de la France de retrouver les provinces perdues, l'Alsace et la Lorraine, et pour cela d'envisager une alliance franco-anglaise a poussé à la raison.

 

Dans toutes ces affaires, on est étonné de voir combien de Blowitz, malgré son caractère slave qui le pousse à tout enjoliver quitte à trahir parfois la vérité, a toujours eu des positions modérées et pleines de bon sens. Il a toujours, dans ces situations difficiles, une vue prophétique de l'avenir qui lui permet de tracer la bonne voie. Enfin, il n'a jamais trahi son pays d'adoption, la France.

 

IV/ Les Petites-Dalles

 

C'est en venant aux Petites-Dalles voir un ami ( peut-être le propriétaire d'alors du château de Sassetot, Albert Perquer ) à l'été 1881, que de Blowitz tombe sous le charme de ce village. Voici comment il décrit l'endroit vu de la côte de Saint-Martin :

 

"C'est un de ces paysages pleins de charme comme on peut en voir sur la Riviera, le long de la Corniche entre Nice et San Remo."

 

Il émet le souhait d'acheter un terrain sur la falaise des Grandes-Dalles, face à la mer, pour y construire un chalet pour ses vieux jours. L'ami en question s'occupe activement de contacter le propriétaire du terrain et en 48 heures l'affaire est conclue.

Selon ses propres idées, de Blowitz fait construire une villa, on dit alors un chalet, par un architecte dont le nom ne nous n'est pas connu, dans le style néo-normand ou anglo-normand en vogue à l'époque. La maison commencée en 1882, est terminée l'année suivante. L'architecte prévient de Blowitz que la situation du terrain, presque en haut de la falaise, posera un gros problème pour l'alimentation en eau. De Blowitz n'en a cure et s'organise ensuite pour faire monter quotidiennement une charette de tonneaux d'eau. Il est possible que cette eau soit alors prise dans un puits situé devant les Catelets, ce qui expliquerait l'existence d'un système de pompe encore visible sous le mur de cette villa qui aurait été installée à la construction des Catelets, deux après, en 1885. Cette maison voulue par de Blowitz comporte deux petites tours en forme de lanternons d'où le nom de "Lampottes", ou petites lampes en vieux normand, donné à cette maison. Dès son chalet achevé, de Blowitz juge que le pignon principal entre ces deux petites tours fait nu et aurait besoin d'une décoration. Il trouve chez un antiquaire de Rouen une statue de la vierge qui va parfaitement à cet emplacement. La statue achetée et mise à cette place, les gens du pays donnent immédiatement à la maison le nom de "Notre-Dame des Lampottes". Cette explication du nom de la maison donnée par de Blowitz lui-même va contre la tradition qui veut que le nom de "Lampottes" vienne du fait que ladite statue aurait été trouvée dans les rochers couverte de coquillages, des lampottes. Si cette dernière histoire quant à l'origine du nom des "Lampottes" avait été vraie, elle aurait à coup sûr beaucoup plu à de Blowitz, toujours friand de merveilleux et il l'aurait racontée à la place de celle beaucoup plus prosaïque de cette statue trouvée chez un antiquaire.

De Blowitz se retrouve aux Petites-Dalles en famille avec les enfants de sa femme, ses neveux. Il adoptera son préféré, Stéphane Lauzanne, qui fera lui aussi une brillante carrière de journaliste. Editeur en chef du joural "Le Matin", il écrit: "La presse est une cloche dont le journaliste est le sonneur". De Blowitz est aimé de tous et on l'appelle familièrement "le bon oncle". Il a l'habitude de descendre quotidiennement à onze heures à la plage faire son tour et surveiller à la longue-vue les baigneurs et surtout les baigneuses en attendant le déjeuner annoncé par la cloche des Lampottes. Sa tenue est toujours excentrique et il affectionne les chemises aux couleurs très voyantes, notamment les chemises roses. Il a une canne-siège sur laquelle il se repose de temps en temps. Un habitant des Petites-Dalles lui demandant un jour s'il peut l'essayer, il la lui présente à l'envers, la pointe en haut. De Blowitz s'amuse beaucoup de cette plaisanterie et de la déconvenue de son demandeur.

Il invite aux Petites-Dalles, dans son chalet, de nombreuses personnalités qui fréquentent les salons parisiens.

D'autres célébrités viennent aux Petites-Dalles chez de Blowitz, on peut citer :

 

Pour terminer, il faut citer l'histoire incroyable que de Blowitz raconte dans ses mémoires à propos des Petites-Dalles.

En 1882, de Blowitz reçoit la visite à Paris d'une jeune femme de 23 ans, recommandée par le directeur du Times d'alors, John MacDonald. Ce serait une parente d'un personnage important qui désire garder l'anonymat. Elle se fait appeler Georgine Elou. Cette femme, catholique très pieuse, mystique, tourmentée désire rencontrer le Pape pour retrouver, dit-elle, la paix de son âme et sollicite de Blowitz pour qu'il obtienne cette entrevue. De Blowitz, qui justement doit partir à Rome pour une entrevue avec le roi Humbert et le pape Léon XIII, lui obtient une audience. En fait, l'objet de cet entretien avec le Pape est qu'il intervienne en sa faveur auprès de la supérieure du couvent d'où elle s'est fait renvoyer à deux reprises, juste avant de prononcer ses voeux, afin qu'elle y soit réintégrée. Le Pape veut bien donner un conseil, mais se refuse à donner un ordre à la supérieure dudit couvent. De Blowitz alors de nouveau sollicité pour faire intervenir l'ambassadeur de Grande-Bretagne à Paris, qui pourrait, d'après Mme Elou, intercéder en sa faveur, refuse également et lui signifie ce refus par lettre. Pendant cinq ans de Blowitz n'entend plus parler de cette femme, mais au mois d'août 1887, elle arrive à l'improviste aux Petites-Dalles dans un état d'excitation intense et elle entraîne de Blowitz à Életot où elle doit, dit-elle, faire une rencontre. Là, elle lui fausse brusquement compagnie pour aller en courant se jeter du haut de la falaise. Des passants qui se trouvent là ne voient rien et son corps n'est pas retrouvé, mais elle a bel et bien disparu !

J'ai été voir à la mairie d'Életot, il n'y a pas sur le registre d'état civil de femme de ce nom, ni d'un autre nom, décédé au mois d'août 1887. Le corps de cette femme n'ayant pas été retrouvé, cela n'est d'ailleurs pas étonnant.

Que conclure de ce roman. On ne voit pas pourquoi de Blowitz aurait totalement inventé cette histoire abracadabrante. Il a dû partir d'un fait réel qu'il a, comme à son habitude, largement agrémenté jusqu'à le rendre invraisemblable. On peut s'interroger sur le choix d'Életot pour la fin tragique de cette histoire. Une explication serait peut-être à chercher du côté de Maupassant. En effet de Blowitz et Maupassant se connaissait et se recevait comme en témoigne une lettre de Maupassant de 1888 adressée à Emile Straus. Maupassant est même peut-être venu aux Lampottes. Le maire d'Életot, M. Paul Le Guen, intéressé par ce récit n'a pu, malgré ses recherches, trouver de traces ni d'explications à cette histoire. Par contre, il m'a appris que l'héroïne du roman de Maupassant "Boule de suif", prostituée exerçant à Rouen, a réellement existé et est née à Életot. Dans l'état actuel de mes recherches, je ne peux aller plus loin dans ces déductions.

 

Conclusion :

 

De Blowitz est un personnage contrasté et contesté. Il provoque, en son temps, l'enthousiasme ou la haine, mais ne laisse jamais indifférent. S'il est toujours connu dans les pays anglo-saxons (ses mémoires y sont encore publiées et disponibles) où il reste considéré comme le père du journalisme moderne, il est, à tort de nos jours totalement méconnu en France. J'espère avoir un peu contribué ce soir à le sortir de cet oubli immérité.

A la question évoquée au début de cet exposé : quel rôle de Blowitz a-t-il réellement joué dans le cours de l'Histoire européenne de cette fin du XIXe siècle ? je ferai une réponse de Normand :

Son influence a été certainement moins importante que ce qu'il prétend lui-même, mais sûrement plus que ce que ses détracteurs ne l'affirment.