Au cours d'une série de concerts sur le thème « Monuments en musique » qu'elle donnait à la Conciergerie, Sylvie Pécot-Douatte (1), soucieuse de varier son répertoire pour le clavecin, recherchait des oeuvres peu connues. C'est ainsi qu'elle découvrit des pièces pour clavecin d'un certain Edelmann qui n'étaient pratiquement jamais sorties des réserves de la Bibliothèque Nationale. En déchiffrant les différentes oeuvres, elle tomba sous le charme d'une musique à la fois brillante, exaltée, sentimentale, aux accents romantiques, donc tout à fait novatrice pour cette fin du 18e siècle. Sa surprise fut d'autant plus grande qu'elle découvrit que ce compositeur avant d'être guillotiné pendant la Grande Terreur avait séjourné dans le lieu même où elle donnait ses concerts. Passionnée par le personnage, Sylvie Pécot-Douatte s'est attachée à faire revivre ce compositeur dans un livre (2) après des recherches dans les différentes Archives Nationales et aussi à faire connaître ses oeuvres musicales dans des enregistrements discographiques (3) et au cours de concerts.
Jean-Frédéric Edelmann est né à Strasbourg en 1749 dans une famille protestante de facteurs d'orgues et de clavecins. Il fut élève du gymnase protestant de la ville en même temps que son ami Frédéric de Dietrich, le futur maire de Strasbourg puis étudiant à l'Université Protestante où ils obtiendront tous les deux leur diplôme de droit ainsi que Goethe qui fut leur condisciple. Edelmann et de Dietrich partageaient deux passions, la musique, et les idées de progrès de « l'Europe des Lumières ».
Comme la plupart des compositeurs de la fin du 18e siècle, Edelmann compose tout d'abord pour le clavecin. A l'âge de 25 ans, déjà célèbre, il s'installe à Paris. Ses compositions plaisent et il est très recherché dans les familles aristocratiques pour l'enseignement du clavecin. Sa célébrité dépasse les frontières. Ainsi, en 1777, Mozart écrit : « J'ai joué des fantaisies et de jolies pièces d'un certain Edelmann. ». Dans Le Mercure de France on lit en 1775 : « Les sonates du premier opus sont composées dans un style excellent... Jean-Frédéric Edelmann enseigne le clavecin, le piano et les règles de l'accompagnement avec beaucoup de succès et dans la manière des meilleurs maîtres italiens ».
Vers 1778, la vie musicale d'Edelmann connaît un tournant. Il a une grande admiration pour Gluck que Marie-Antoinette a fait venir à Paris. Il transcrit pour le pianoforte de nombreuses oeuvres de ce compositeur d'opéra. Lorsque Gluck rejoindra Vienne, il confiera à Edelmann son élève, Etienne Méhul, qui deviendra célèbre par la suite. Edelmann lui enseignera la maîtrise du clavecin et la composition. Un autre des élèves d'Edelmann, Louis Adam, deviendra un professeur réputé au Conservatoire National Supérieur de Paris.
Outre 16 opus de sonates pour clavier, Edelmann composera, sur la trace de Gluck, 4 opéras, dont « Arianne dans l'Isle de Naxos » qui eut beaucoup de succès de son vivant et sera encore joué après sa mort jusqu'en 1830 : il composera aussi un oratorio, « l'oratorio Esther », des sinfonias et des concertos pour pianoforte et cordes. A partir des années 1776 ses sonates sont par la forme et leur tonalité plus destinées au pianoforte, nouvel instrument, dont Edelmann est un des principaux propagateurs en France. Le pianoforte est, en effet, l'instrument de musique adapté à l'époque de transition qu'est la fin du 18ème siècle, entre Lumières et Romantisme. Cet instrument à cordes frappées répond par ses améliorations techniques aux attentes des mélomanes et des compositeurs avides de nouveautés dans les domaines de l'expression et de la virtuosité. Son amélioration ultérieure par Erard en 1822 a donné naissance au piano moderne. Les compositions de Jean-Frédéric Edelmann s'inscrivent pour certaines dans la lignée classique de Couperin et de Rameau mais présentent très vite des audaces harmoniques aux accents beethoveniens qui sont mieux exprimées sur le pianoforte ou le piano. C'est pourquoi Sylvie Pécot-Douatte a enregistré les sonates, suivant leur nature, sur le clavecin, le pianoforte ou sur un piano du tout début du 19ème siècle.
La plupart des sonates d'Edelmann ont été dédiées à ses élèves de la noblesse mais aussi à des amis, tels Monsieur de Rayneval, l'intendant pour la musique du roi à Versailles, où il avait présenté ses oeuvres, ou le baron et la baronne Frédéric de Dietrich.
Lorsque la Révolution survient en 1789, Edelmann adhère complètement aux idées nouvelles de liberté et d'égalité. Il retourne à Strasbourg où il rejoint son ami de Dietrich élu maire de la nouvelle municipalité. Tous deux, ainsi que son frère Louis, deviennent membres de la Société des Amis de la Constitution. A la demande du maire, Edelmann compose un hymne pour la Fête de la Fédération en 1790 qui fut à Strasbourg comme presque partout en France un succès populaire. Mais, à la suite de la fuite du roi et de son arrestation à Varennes, la Société se scinde en deux en raison essentiellement des divisions concernant le statut du roi : monarchie constitutionnelle dont est partisan F. de Dietrich (Feuillants), ou république, pour laquelle penchent J.-F. Edelman et son frère (club des Jacobins).
La présence de troupes étrangères aux frontières, comptant dans leurs rangs des émigrés, entraîne la déclaration de la guerre à l'empereur d'Autriche le 20 avril 1792. Un élan pour défendre la patrie en danger galvanise les Français, notamment à Strasbourg, ville frontière, où la nouvelle est arrivée le 25. Ce soir-là, comme chaque semaine, les Dietrich reçoivent à dîner un groupe d'officiers français dont le lieutenant Rouget de Lisle. Lors de ces soirées, on faisait de la musique après le dîner : la baronne, ancienne élève de Gluck, se mettait au pianoforte et le baron chantait de sa voix de ténor. Dans leurs lettres de remerciements, les invités se contentèrent de dire qu'on avait beaucoup parlé de guerre. Selon des récits apocryphes, dans l'effervescence due à la déclaration de la guerre, Dietrich aurait demandé à Rouget de Lisle de composer un chant de guerre. Les répétitions auraient eu lieu le lendemain soir. Le tableau d'Isidore Pils « Rouget de Lisle chantant la Marseillaise chez de Dietrich » qui date de 1849 lui aurait été inspiré par un texte de Lamartine « L'histoire des Girondins » dont la vérité historique a été très contestée; en effet, le chant dédié au Maréchal Lukner, commandant l'armée du Rhin, s'appela à sa création « Chant de guerre pour l'Armée du Rhin » et c'est Dietrich et non Rouget de Lisle qui l'aurait chanté. Les descendants de de Dietrich sont intervenus par la suite auprès de Lamartine pour rétablir la vérité.
Au cours de ses recherches, Sylvie Pécot-Douatte a constaté que la paternité de « La Marseillaise » a été et est encore de nos jours très contestée. Les paroles au vocabulaire outrancier dû à l'imminence de l'invasion étrangère ont été à l'évidence inspirées par une affiche de la Société des Amis de la Constitution placardée sur les murs de Strasbourg où on lisait : « Aux armes, citoyens! L'étendard de la guerre est déployé... Il faut combattre, vaincre ou mourir... ». Et une citation de Boileau : « Et leurs corps pourris dans nos plaines n'ont fait qu'engraisser nos sillons ». Qu'en est-il de la composition ? Dans le dictionnaire Larousse, on peut lire à Rouget de Lisle : « Il écrivit en 1792 les paroles et (peut-être) la musique du chant de guerre devenu La Marseillaise ». Sur la partition originale éditée par la Municipalité fin avril 1792 aucun nom d'auteur n'est indiqué ! Quelques noms de candidats possibles ont été avancés. On a pensé à Ignace Pleyel, ami de Rouget de Lisle (hypothèse avancée aussi par Gonzague Saint Bris, octobre 2006) mais il était à Londres à ce moment-là. En 1836, Arthur Loth l'attribue à J.-B. Grisons, chef de maîtrise à la cathédrale de St Omer. Dans son ? Oratorio Esther qu'il aurait composé en 1787 une mélodie est très proche de celle de La Marseillaise. Cependant, bien que vivant pendant la Révolution, il n'a jamais revendiqué cette mélodie! En outre, Sylvie Pécot-Douatte a été très intriguée par une lettre du grand compositeur d'opéra Grétry à Rouget de Lisle dans laquelle il le remercie pour son envoi d'une copie de La Marseillaise. On y lit : « Votre hymne est chanté dans tous les spectacles, mais, à propos, vous ne m'avez pas dit le nom du musicien. Est-ce Edelmann ? ». La paternité d'Edelmann pour la musique de La Marseillaise a paru d'autant plus plausible à Sylvie Pécot-Douatte qu'il existe un mystère concernant son oratorio Esther composé en 1782, chanté cette année-là dans la nouvelle salle d'opéra et dont la mélodie était, selon des spectateurs, très proche de celle de La Marseillaise. Curieusement, l'Oratorio Esther est la seule oeuvre d'Edelmann dont elle n'a pu retrouver le manuscrit !
Les premiers revers de l'armée française pendant l'été 1792 précipitèrent la chute de la royauté qui fut décrétée le 10 août. Dietrich resté fidèle à la Constitution est alors décrété d'accusation et interné. Bien qu'acquitté par le Tribunal de Besançon, il est transféré à Paris puis conduit à l'échafaud le 27 décembre 1793 après un bref passage lui aussi à la Conciergerie.
Edelmann devenu en 1792 président du club des Jacobins de Strasbourg, est bientôt débordé et mis en accusation par les éléments jacobins extrémistes de Strasbourg et de Paris. Considérés comme suspects, les deux Edelmann sont arrêtés comme espions, relâchés pendant quelques jours, puis envoyés à la Conciergerie à Paris. Après un procès sommaire signé Fouquier-Tinville, ils sont condamnés à mort : « Pour avoir soutenu les partisans de Dietrich; pour s'être élevés contre la suspension arbitraire de la municipalité de Strasbourg...; pour avoir souffert les réclamations contre les représentants en mission de Paris... ».
Les deux frères sont guillotinés à la barrière du Trône le 17 juillet 1794, 7 mois après leur ami Dietrich et le maréchal Lukner et 8 jours avant la chute de Robespierre. Dans le même convoi de condamnés, il y avait les 16 carmélites de Compiègne, tous inhumés dans les deux fosses communes du cimetière de Picpus parmi les 1306 victimes exécutées entre le 14 juin et le 27 juillet 1794.
Edelmann eut un fils, Jean-Frédéric, né 7 mois après la mort de son père. Après l'obtention de son prix du Conservatoire de Paris, il s'expatria à Cuba où il fut un pianiste réputé. Il y créa une maison d'édition de musique.
Sylvie Pécot-Douatte a donc réussi par un travail de recherche très sérieux et aussi en tant que concertiste à réhabiliter la mémoire d'Edelmann, musicien méconnu, et à faire connaître et apprécier sa musique novatrice qui peut être qualifiée de préromantique.