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Lettre de Madame Paul Wallon à son fils Georges
Petites Dalles 15 août 1904
Mon cher petit Georges,
Je ne devais pas t'écrire aujourd'hui, t'ayant donné hier des nouvelles de toute la famille, mais je veux te parler d'un terrible incendie survenu ici hier à onze heures du soir ; heureusement, aucune personne n'a péri, aucune n'a été blessée, mais la maison qu'occupait ta Tante Adèle a été brulée entièrement ou à peu près. Le feu a pris au casino, cette construction toute en planches qui nous avait toujours paru une cause de danger sérieux pour la maison de ton Bon-Papa. En un instant, ce ne fut qu'un immense brasier que l'on entendait crépiter d'une façon sinistre. Aussitôt, Adèle et Emile Deboudé qui venaient de se coucher aperçurent cette illumination effrayante ; celui-ci se précipita avec Paul Lancrenon chez ton Bon-Papa ; on l'habilla sommairement à la hâte, et le jardin entre les deux maisons étant rempli d'une fumée suffocante et la chaleur étant déjà très grande , on le fit descendre par la porte de la terrasse, et des messieurs de bonne volonté aidèrent à le faire passer d'une terrasse à l'autre ; il alla ensuite se réfugier chez ton oncle Henri. La maison de ton Bon-Papa n'eut d'ailleurs absolument rien, le vent poussait les flammes vers le pays, mais on ne pouvait le prévoir assez sûrement pour ne pas prendre ces précautions.
Tes frères venaient de se coucher, aucun de nous ne dormait, lorsqu'ils aperçurent les flammes , et presqu'au même instant Anna arriva avec ses deux petites filles pour les mettre en sûreté chez nous; les deux petites filles reprirent vite leur somme, couchées dans nos lits. Louis Renard fut aussi installé dans un lit, et Marie Renard que la vue des flammes si proches terrifiait chez elle arriva avec sa mère. Pour nous à demi habillés, nous courrons à l'incendie ; la maison de la tante Adèle était encore indemne, mais les flammes chauffaient et léchaient la charpente, avec cela, le vent se levait et nous n'avions pas de pompe. Voyant que les balcons du devant commençaient à flamber, tes frères, ton Père, Joseph, Paul Lancrenon montèrent quelques seaux que l'on jeta dessus; un instant, on put espérer réussir, mais il n'y avait pas assez d'eau, les pompes de Sassetôt n'arrivaient pas, et la charpente du toit commença à flamber ; on aurait pu sauver beaucoup de choses qui se trouvaient dans la maison, malheureusement, on prévint qu'il y avait au Casino une forte provision d'acéthylène, qu'une explosion était imminente, qu'il ne fallait plus entrer dans la maison, et c'est ainsi que la Tante Adèle et Anna ont tout perdu, linge, robes, chaussures; elles n'avaient pas eu le temps de s'habiller et elles n'ont rien à se mettre, tout étant brûlé.
Le feu pendant ce temps gagnait toujours mais enfin arriva la pompe de Sassetot. On l'établit près de la citerne de la petite maison de la Tante Jeanne et 8 hommes se mirent à pomper avec ardeur ; les caoutchoucs étant durcis, il fallut bien encore un bon quart d'heure avant que l'eau put être projetée sur le feu ; la toiture flambée déjà partout, puis les flammes emplirent les chambres du second étage, alors, ton Père et tes frères voyant que les pompiers se décourageaient et ne s'y prenaient pas bien, prirent les lances et firent ce qu'il était humainement possible de faire. Pendant quatre heures, ils se multiplièrent, aidés des pompiers qu'ils dirigeaient et l'on parvint à calmer le brasier ; plusieurs fois, nous crûmes que le feu allait aussi attaquer le châlet Peltier, le vent poussait les flammèches très loin de ce côté ; les torrents d'eau qu'ils projetaient dans l'intérieur de la maison où ils étaient installés dans un endroit où ils ne pouvaient être bloqués par les flammes, finirent par circonscrire le feu ; le rez-de-chaussée n'a pas brulé, mais il est dans un état lamentable.
Pour alimenter la pompe à incendie, nous avons, toute le famille, les dames aussi bien que les hommes, beaucoup de baigneurs et baigneuses de bonne volonté, des gens du pays, de Saint-Martin, fait la chaîne pendant toute la nuit amenant seau à seau l'eau de toutes les citernes du voisinage dans la citerne où était installée la pompe. Ca a été une dure nuit de fatigue pour tout le monde, Louise qui était déjà assez mal en train est absolument éreintée, ton Père et tes frères, faits comme des malheureux, mouillés jusqu'au os ont pu enfin quitter la pauvre maison incendiée et venir se mettre dans des vêtements secs vers 5 heures du matin.
Ton Bon-Papa n'a heureusement pas été trop ému par cet affreux incendie, il en a été prévenu peu à peu et nous l'avons vu avec satisfaction se mettre au travail dès la matinée avec l'esprit calme. Je m'arrête brusquement mon cher Georges étant tout à fait à la dernière minute.
Je t'embrasse du plus profond de mon coeur.
Ta mère, Sophie Wallon
Lettre de Paul Wallon à son fils Georges
Les Petites Dalles, jeudi 18 août 1904
Mon bon petit Georges,
Je t'adresse encore ma lettre à Georgenthal bien que tu doives avoir déjà remplacé Emile à Gotha. Mais tu ne nous en parlais pas dans ta dernière lettre.
L'émotion produite par le terrible incendie de la nuit du 14-15 août se traduit toujours en longues causeries. On en parlera longtemps. Les journaux de la région comme ceux de Paris en ont fait des récits plus ou moins fantaisistes et des lettres nous arrivent de tous côtés demandant des détails, envoyant des condoléances, toutes empreintes de la plus vive sollicitude pour ton Bon-Papa. Nous redoutions beaucoup pour lui une grande commotion physique et morale. Il n'en a rien été. Ton Bon-Papa se porte à ravir. Cette nuit passée, partie dehors dans un costume très sommaire, partie sur le canapé du salon Cronier ne l'a aucunement indisposée. Vers six heures, il quittait son abri provisoire pour rentrer chez lui, s'habiller, aller à la messe de sept heures et rentrer ensuite travailler selon son habitude et se faire lire les journaux. Il me donne aussi très tranquillement ses instructions pour le règlement du sinistre avec la compagnie d'assurances et pour la reconstruction de la maison. Peut-être vais-je y introduire diverses petites modifications. Ton Bon-Papa serait, par exemple, partisan d'une couverture en tuiles remplaçant la couverture en ardoise. C'est aussi mon avis. Cela donnerait moins d'entretien.
Ta Tante Adèle a dû partir pour Paris, chercher des vêtements pour elle, pour ses enfants et petits-enfants, car, sauf quelques jupes accrochées dans un placard que nous avons pu protéger, tout le reste a brûlé.
Charles, chargé par Monsieur Peltier de diriger le déblaiement des décombres du casino a vu retirer trois bombonnes de carbure de calcium et le coffre-fort, boîte en fer d'assez petite dimension, que l'on a scellé de plusieurs cachets après procés-verbal signé par les personnes prèsentes et que l'on a dû hier transporter à Paris pour être ouvert par la banque. S'il s'y trouve des billets de banque, ils doivent être calcinés, il importe donc, pour en avoir le remboursement que le fait soit constaté par les employés de la banque. Pourvu toutefois que le voyage ne les ait pas réduits en poudre.
Ta cousine Anna Lancrenon aura le plus perdu dans cet incendie. Elle vient cependant de retrouver dans les décombres son bracelet en or et peut-être les débris de sa bague de fiançailles ; je dis peut-être, car l'objet informe qu'elle croit être sa bague m'inspire de grands doutes. Pour arriver à ce résultat, on s'est procuré un grand tamis et une partie de la famille passe sa journée à trier les cendres, et il y en a un fameux monceau. Il lui reste à retrouver une chaîne en or d'un grande valeur et sa montre ; mais celle-ci dans quel état sera-t-elle, si on la retrouve ?
Albert Demangeon est arrivé hier mercredi. Tes frères Charles et Henri étaient allés au devant de lui à bicyclette à Cany. Le temps était superbe, mais dans l'après-midi, la pluie a commencé à tomber. Ce matin, par un vent assez violent, nous sommes tous allés par la falaise jusqu'à Saint-Pierre-en-Port, ou plutôt en vue de Saint-Pierre.
En ce moment, on prend le café après le déjeuner dans le petit coin de jardin que tu sais. Tout à l'heure, je vais partir pour Paris où j'ai besoin d'aller, toujours pour ce maudit incendie. Je dois rapporter la police d'assurance de ton Bon-Papa et les éléments qui me permettront de dresser la demande d'indemnités de sinistre et d'étudier la reconstruction de la maison.
Au revoir mon cher petit Georges, je t'embrasse de tout mon coeur ainsi que mon cher petit Emile. Tous ici vous embrassent bien fort.
Votre père
Paul Wallon
Journal de Rouen - 17 août 1904
Une enquête a été ouverte par la gendarmerie de Valmont afin de déterminer les causes de l'incendie du Casino. Jusqu'ici, aucun renseignement utile n'a pu être recueilli. Ainsi que pour beaucoup de sinistres de ce genre, il est à craindre que l'on ignore toujours comment le feu a pris naissance. La vérité est que le Casino, construit en bois, devait flamber à la première occasion. Plusieurs baigneurs voisins le considéraient même comme une perpétuelle menace pour eux.
Quelques personnes sachant que l'acétylène était employé pour l'éclairage du Casino ont attribué à ce gaz la cause de l'incendie. Or aucune explosion ne s'est produite. C'est dans malle d'un artiste que le feu a tout d'abord été aperçu. Mais comment ? C'est là une question qui a des chances de toujours rester sans réponse.
Tout le monde s'accorde à reconnaître l'entrain avec lequel les pompiers ont agi. Pendant le sinistre, alors qu'aucun secours n'était encore parvenu, les minutes paraissaient longues aux baigneurs obligés de demeurer les bras croisés en attendant les pompiers. Ceux-ci néanmoins ont fait diligence. La compagnie de Sassetôt arrivait aux Petites Dalles avant deux heures du matin. Celle de Valmont manoeuvrait sa pompe à bras dés deux heures un quart. Quant à celle de Fécamp, elle a aussi rapidement mis en batterie sa pompe à vapeur. Cependant, de pareils secours sont bien lointains, et il est question, plus que jamais, dans le monde des baigneurs, de faire l'achat d'une pompe à bras qui serait garée près de la plage.
Malgrè les émotions de la nuit, Monsieur le Sénateur Wallon, après avoir réintégré sa villa, s'était endormi paisiblement. Pendant l'incendie, une seule préoccupation l'avait poursuivi ; il s'inquiétait de savoir si tous ses papiers et ses notes manuscrites avaient mis en lieu sûr.
Lundi matin, lorsque ses fils et petits-fils se présentèrent au domicile de leur vénérable parent, ils le trouvèrent déjà assis dans son cabinet de travail, empreint de sa bonne grâce habituelle, et occupé à rédiger paisiblement la notice qu'il présente chaque année à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres en sa qualité de Secrétaire Perpétuel, sur les travaux de cette compagnie.
Le Temps - 19 août 1904
Un incendie a détruit dimanche soir le casino des Petites-Dalles ainsi que deux maisons avoisinantes.
Après la représentation donnée par la troupe de Monsieur Charletty, directeur du Casino, un bal avait été organisé et les groupes tournoyaient quand tout à coup les cris "au feu !" se firent entendre : le feu venait de prendre sur la scène. Une véritable panique se produisit parmi les couples de danseurs qui purent tous s'échapper.
On songea aussitôt à organiser les secours. Malheureusement, il n'y a pas de compagnie de Sapeurs-Pompiers aux Petites-Dalles, il n'y a même pas de pompe à bras. Un automobiliste se dévoua ; il s'en fut d'abord à Sassetot-le-Mauconduit, puis à Valmont et à Fécamp. L'alarme fut donnée dans le pays et tous les baigneurs furent bientôt sur pied.
L'un des habitués de cette gentille plage, Monsieur Wallon, le vénérable membre de l'Institut, Sénateur inamovible, ancien Ministre, dormait profondément dans une villa voisine du Casino, lorsque ses enfants vinrent le réveiller ; ils l'enveloppèrent à la hâte dans une couverture car le danger était pressant et les flammes léchaient déjà sa villa, et ils le transportèrent dans une maison amie assez éloignée du lieu du sinistre.
A trois heures du matin arrivèrent les pompes. Le Casino, construit entièrement en planches de sapin, ne formait déjà plus qu'un monceau de décombres fumants, et le feu s'était communiqué à une maison dépendant du Casino qui ne tarda pas elle aussi à être réduites en cendres, et à la villa de Monsieur Wallon. Les efforts de pompiers se dirigèrent de ce côté, mais ils ne purent sauver que le rez-de-chaussé; tout le reste fut brûlé. La part du feu ainsi faite, les pompiers parvinrent à protéger les autre maisons du voisinage et à cinq heures du matin les baigneurs qui avaient prêté leur concours aux pompiers pour l'organisation des secours purent regagner leur lit.
Les dégâts causés par ce sinistre atteignent 150 000 Francs. Les artistes ont perdu tout leur vestiaire et leurs accessoires. L'un d'eux, l'illusionniste Dicksonn, ancien directeur du théâtre Robert Houdin, a perdu tout son matériel de prestidigitation et notamment des pièces dont il est l'inventeur.
Le directeur, Monsieur Charletty, avait dans son cabinet une somme de 4 000 Francs qui n'a pu être retrouvée.
Quelques semaines après l'incendie, le 13 novembre 1904, Henri Wallon s'éteignait paisiblement dans son appartement de l'Institut de France, entouré de tous les siens. Il avait alors 92 ans.
Ses 9 enfants lui avaient donné 55 petits-enfants directs, beaucoup étaient mariés, et il avait déjà 6 arrière-petits-enfants.
Les deuils se succédèrent dans la famille:
- 3 jours après lui, mourait sa fille ainée, Marie, religieuse de la Visitation au couvent de l'avenue Denfert-Rochereau (Paris XIVe).
- Le 11 décembre 1904, son gendre, le général Petit, mourait subitement dans une église où il assistait à la messe.
- Au mois d'août suivant, en 1905, sa petite-fille Mme Maurice Guibert, décédait après la naissance de son 3e enfant.
- Et le 30 août 1905 sa belle-fille Sophie, Madame Paul Wallon, mourait subitement aux Petites-Dalles.
Ce fut une période très douloureuse dans une famille très unie.
D'après le texte recopié par Madame Adèle Guibert, sa fille, depuis l'original de la main d'Henri Wallon.