L’Ouest-Éclair
Journal quotidien d'informations, politique, littéraire, commercial.
Éditeur : [s.n.] (Rennes)

Dimanche 13 mars 1910


UN CONTE PAR SEMAINE

LE PORTEFEUILLE

Tout le long de la rue d'Assas, M. Cerveau trottait comme une souris. Au sortir de son bureau (il était sous-chef à la Caisse des Dépôts et Consignations) des amis l'avaient entraîné dans un café. Il avait perdu près de trois francs aux dominos. Maintenant, il se hâtait sachant par expérience que Mme Cerveau ne plaisantait pas à l'heure du dîner.
— Enfin, te voilà ! Je te guettais avec une impatience…
Et le saisissant par le bras :
— Si tu savais ! J'en ai à te raconter…viens !
Cerveau s’écria :
— Tu m'inquiètes, Léonie. Qu’as-tu ?
— Je n'ai rien. Ecoute-moi. Personne ne pourrait deviner. Eh bien, comme je revenais du faubourg Saint-Honoré, en traversant les Champs-Elysées, voilà ce que j'ai trouvé.
Elle tira des profondeurs de sa poche une chose noire et gonflée, qu’elle soupesa une minute. Puis son visage prit une expression de gravité réfléchie, comme si un acte solennel allait s’accomplir, et elle tendit l'objet à son mari :
— C’est un portefeuille.
— Dedans… regarde dedans…, commanda sa femme.
Il l'ouvrit avec des précautions. Plusieurs liasses de papiers s’en échappèrent.
— Comprends-tu ? Ce sont des valeurs étrangères… Je ne sais pas ce que chacune peut représenter d'argent au juste…, mais je parierais qu'il y en a pour une somme.
— C’est quelqu'un qui l'aura perdu.
— Apparemment.
— Si tu veux, nous pourrons le porter chez le commissaire de police, après dîner. Cela nous fera un but. N'est-ce pas ?
— Parbleu, je n'ai pas l'intention de le garder, répondit-elle, impatientée.
Et ils se mirent à table. Au milieu du repas, elle lui fit une proposition.
— Morin, qui est à la Bourse, vient déjeuner demain. Je serais curieuse de savoir par lui la valeur de ces papiers. Si nous attendions pour aller chez le commissaire… Il sera toujours temps.
Empressé de lui être agréable, il consentit.
Le lendemain, Morin, après qu'on lui eut raconté l'histoire, examina attentivement et déclara : Du Russe… Des Chemins de fer autrichiens… C'est excellent. Il y a au moins pour quarante mille francs.
Quarante mille francs. Ils firent un bond. Une fortune, quoi.
Il ajouta, en ricanant
— Ah ! sacrédié, si j'étais à votre place…
Dans l'après-midi, les deux époux s'étant, rendus chez le commissaire, firent leur déclaration et rentrèrent soulagés, contents d'eux-mêmes. Puis les choses reprirent leur ordre habituel et huit mois se passèrent, monotones.
Vers le milieu du neuvième, Mme Cerveau, radieuse, dit à son mari :
— Tu sais ? J'ai été tantôt pour avoir des renseignements. Le portefeuille n'a pas été réclamé. Il est toujours là.
— Qu’est-ce que tu veux que cela me fasse? opina-t-il.
— Comment cela te fait… cela nous fait que, si personne ne se présente d'ici quatre mois, comme il y aura un an d'écoulé depuis notre dépôt, la somme est à nous.
— Est-ce possible ?
— Mais.
Et elle battit des mains.
A partir de cet instant, leur existence ne fut plus qu'une douloureuse et perpétuelle angoisse. Chaque matin, en s'habillant, Cerveau geignait : Pourvu que le propriétaire ne se déclare pas, mon Dieu.
Et, chaque soir, en revenant du bureau, sa première question était : S’est-il présenté ?
La nuit, ils ne dormaient pas. Ils restaient assis au lit, la bougie allumée, faisant des dépenses en Espagne. Ils hésitaient entre une ferme en Beauce, ou une villa au bord de la mer. Le nom de cette dernière était déjà trouvé  : Villa Léonie.
Un soir, après un moment d'expansion, il affirma devant sa femme : Vrai ! Nous l’aurons pas volé !
Il ne restait plus qu'une semaine avant le terme si impatiemment attendu. Cerveau donna sa démission de sous-chef. Qu’avait-il besoin de travailler, maintenant qu’il était riche ? Il vit à la quatrième page d'un journal : « Un chalet à vendre aux Petites-Dalles ».
Il l'acheta dix mille francs, et remit le paiement à quinzaine.
Enfin, le 12 janvier, qui était le jour bienheureux, le jour béni, tous deux, en grande toilette, allèrent chez le commissaire de police ; et après avoir donné leur signature reçurent en tremblant le portefeuille des mains du fonctionnaire. L’affaire était dans le sac.
Ils avaient invité à dîner Morin, se réservant de lui faire une surprise. Pas fâchés, dans le fond, de l'humilier un peu.
Pendant le repas, ils ne parlèrent de rien, puis, au dessert, avec volubilité, lui contèrent la bonne nouvelle en poussant des cris de joie. Cerveau alla chercher le portefeuille qui était caché dans l'armoire à glace, derrière les mouchoirs. Morin le prit ; mais dès qu'il eut jeté les yeux sur les papiers :
— Des obligations russes ! des Chemins de fer autrichiens ! C’est tombé depuis six mois, mes pauvres amis. Aujourd'hui, vous en tirerez à peine trois cents francs. Est-ce que je ne vous avais pas prévenus ?

Henri LAVEDAN,
De l'Académie Française.