Trois textes de Jules Bertot (1886-1968)

Textes adressés par Jean-Claude Eudier



Jules Bertot en 1947, à ses côtés sa femme Germaine Eudier.

(photo aimablement fournie par son neveu Jean-Claude Eudier)

LES CHEVESNES


Si la pêche dans les rochers est pleine d'attraits et exige des aptitudes, la pêche en rivière nous procure aussi bien des satisfactions, et il faut la pratiquer longtemps avant d'être un pêcheur accompli.
Maurice Genevoix, dans son admirable livre « La boîte à pêche » nous en délivre tous les secrets. Nous parlerons aujourd'hui de la pêche aux chevesnes. Tout le monde connaît ce poisson plutôt éflanqué et peu coloré, dont la chair est peu estimée, mais si intéressant à pêcher. Il appartient à la famille des cyprinidés et, dans la région rouennaise, on l'appelle aussi le meunier. Il y en a dans tous les fleuves de France, et on serait presque tenté de dire qu'on bute sur eux à chaque coup de clique. Ils sont voraces, brutaux et défiants à l'extrême. D'une gloutonnerie exceptionnelle, il n'y a guère que le brochet qui les égale dans ce domaine. Tout leur est bon : croûtes de pain, vers, grains de raisin, asticots, foies de tous genres, tripes de poulet, sauterelles, grillons, et nous en passons. Mais alors, direz-vous, ils doivent être bien faciles a prendre ! Essayez, pour voir ! On les pêche en surface, à la mouche naturelle ou artificielle, à la sauterelle aussi, pour les gros morceaux. Le pêcheur doit utiliser, une gaule, de préférence d'une seule pièce avec un scion solide et flexible à la fois, et la chute de la ligne ne doit procurer qu'un effleurement. Mais qui tiendra cette ligne ? Un pêcheur maladroit et lourd, qui marche chaussé de cuir, sous les pieds duquel grincent les galets, dont la silhouette, haute et large, se dresse au bord des grèves comme un monument en voyage et projette devant lui son ombre vaste, épouvantable. Adieu, mes amis, voilà longtemps que les chevesnes sont partis, fondus, dispersés, évanouis !  C'est une pêche et c'est une chasse, et le pêcheur doit lancer sa ligne à une grande distance, avec une habileté consommée.
On pratique aussi en surface la pêche dite « à la dandinette ». Il faut être caché dans les branches qui bordent les grandes rivières. C'est fatigant et passionnant à la fois, et le poisson piqué n'est pas tellement facile à ramener !
On le pêche aussi « au coup », C’est à dire au fond et en amorçant, et c'est au sang congelé qu'on fait les plus belles captures, mais par temps de gelée. On peut se procurer du sang chez le boucher ou aux abattoirs, et y ajouter,pour sa consistance, un peu de sel. Voyez le travail du pêcheur : enlever la croûte de terre gelée, faire une grosse provision de terre argileuse, confectionner un nombre élevé de boules et y incorporer le sang.... et tout cela quand il gèle ! C'est du sport ! Mais le résultat ne se fait pas attendre, on pourrait presque dire qu'il est immédiat. Il faut toujours jeter quelques boules pour obtenir le coup. Il n'est pas rare que quelques pièces frisent le kilo. Quelle émotion, quand un seigneur de cette espèce est accroché : il tire en brute, fonce tout droit, éperdument. Si le scion est solide, si la ligne tient bon, son affaire est réglée ; il pourra se ruer encore, il est fait. Il ne restera plus qu'a couper un petit carré de sang et l'accrocher de nouveau l'hameçon. Qu'importe le froid, la ligne qui se raidit à chaque relevée, les mains gourdes et les yeux larmoyant, quand il y a une draine de pièces dans le filet ! En avons-nous fait, de ces pêches et de quelles émotions ne leur sommes-nous pas redevables !
C'était le bon temps, celui de la jeunesse enfuie à jamais, et dont on ne guérit pas.




LA DISPARITION DES SALICOQUES


C'est un fait bien établi maintenant, que ces petites bêtes, si agréables à pêcher et si dégustatives, nous délaissent, et il faut reconnaître que les belles pêches se font de plus en plus rares ; d'où vient cette disette ? Certains affirment avec autorité que ce sont les chalutiers qui, raclant le fond, détruisent le frai. D'autres assurent que les petites morues, si fréquentes en hiver sur nos côtes, s'en régalent. Si acceptables que paraissent ces deux versions, elles semblent aussi pour le moins discutables.
D'abord, les chalutiers opèrent au large et, de toute évidence assez loin des salicoques, qui ne recherchent pas les profondeurs et ne doivent être cantonnées qu'à une faible distance de la côte. Il est possible aussi que les petites morues en dévorent, mais s'en privaient-elles, à des époques pas très éloignées où l'on faisait de si belles captures ?
Ne faut-il pas chercher ailleurs les causes de cette disparition ? D'abord, au printemps, les tempêtes fréquentes et la température peu élevée doivent influencer l'atterrissage des pondeuses, car il faut bien admettre que, sur nos rivages, les beaux jours ne viennent, généralement, qu'en mai et qu'on passe, sans transition, de l'hiver à l'été...
Il y a aussi une autre raison (Mea Culpa !) : la destruction organisée et systématique de ces pondeuses en avril-mai (époque du frai) car personne ne s'en prive et, même dans l'immense majorité des cas, la pêche n'est pratiquée à cette époque que par des gens qui, par la suite, tirent des estivants, de substantiels profits.
Parlons encore de la nuée de pêcheurs d'occasion qui, de juillet à octobre, ramassent tout même le menu fretin : certains jours, on peut en compter plus d'un cent par kilomètre. Si, parmi eux, s'en trouvent quelques-uns qui font autorité, il en existe une quantité d'autres qui n'ont de pêcheurs que le nom... Regardez-les tirer leur lanet ou leur balance ! Le peu de métier qu'ils y apportent permet aux salicoques d'être bien loin quand l'engin arrive à fleur d'eau !
Il serait curieux de connaître le comportement de ces rescapées qui, dans leur fuite éperdue, doivent entraîner leurs compagnes, et qu'on ne reverra pas de sitôt... !
N'oublions pas non plus la pêche à la foëne, meurtrière entre toutes, et qui oblige le pêcheur à renverser, sans souci de les remettre dans leur position primitive un nombre considérable de pierres susceptibles d'abriter le frai. S’il est possible, pour la pêche en rivière, d'envisager un repeuplement, il serait sensé d'y songer pour la mer. Alors, que faire ? Car il faut quand même tenter quelque chose si on veut éviter une disparition à peu près totale...
D'abord, interdire la pêche en avril-mai, quitte à mécontenter tous les autochtones cotiers : pêcheurs bassiers par excellence, dont votre serviteur ; proscrire, à toute époque, l'emploi du foëne, et obligation pour chacun, sans exception, de posséder un permis de pêche, estivants compris... Ces mesures, croyez-le, porteraient leurs fruits. Où sont les belles pêches d'antan,où un pêcheur, digne de ce nom, pouvait rapporter deux à trois kilos de bouquets ? On peut maintenant diviser par dix, et encore... Si on laisse aller les choses et se continuer le massacre, si, enfin, on admet que les abus ont force de loi pour le seul fait où ils se soient éternisés, notre pêche favorite risque de n'être plus, dans un temps assez rapproche, qu'un... souvenir.




CROCHU


De tous mes souvenirs d'enfance, un qui me tient vraiment au coeur est celui de Crochu. C'était un pauvre diable, à la figure ravagée, aux oreilles décollées, et au cheveu rare. Il était, par surcroit, infirme : son pied droit, projeté nettement vers l'extérieur, lui infligeait une claudication prononcée. Les gens du pays, peu sensibles aux misères du monde, souriaient sur son passage ; il n'en avait cure !
Pour mes yeux d'enfant, c'était un sorcier. Quand j'avais perdu au jeu presque toutes mes billes, je confiais le reste à Crochu. Dans ses pauvres mains crevassées, les petites boules me semblaient prendre des teintes merveilleuses. En quelques coups heureux, il m'avait renfloué. Une fois l'an, nous allions chercher des parents proches à la petite gare de Cany située à dix kilomètres. Quel voyage !
On attelait Fandor, pauvre haridelle pustulente et pelée, et nous prenions place, Crochu et moi, sur la banquette avant. Sur le parcours se trouvait une charcuterie, dont les émanations indisposaient Fandor. Quelquefois, cela se passait bien, mais pas toujours ! Dans les mauvais moments, à l'approche de la satanée boutique, il marquait le pas, hennissait, puis, délibérément, franchissait la berne et nous emmenait au hasard des jachères ; je recommandais mon âme à Dieu. Crochu, debout, tel un gladiateur, finissait par avoir le dernier mot ; ses yeux étincelaient, et je le trouvais admirable d'avoir pu ramener l'attelage sur la route, l'obstacle franchi...
Il n'avait pas son pareil, pour pêcher dans les rochers, les crevettes-bouquets, que les autochtones de mon bled appellent « salicoques ». Il connaissait toutes les roches avec leurs trous où se cachent les crevettes.
Un peu avant l'heure de la marée, il allait sur la plage, faire le point. A la provenance du vent, à l'enroulement des vagues, à la transparence de l'eau, il captait de profitables secrets. Allons, aujourd'hui, les eaux sont troubles, il prendra les balances. Il descendrait bientôt, avec son grand crochet et sa hotte, cette dernière se balançant au gré de sa claudication. Il ne manquait pas de s'arrêter chez la Mère Meunier, la cabaretière, où il sifflait un café avec rincette sur-rincette, et Gloria. Bien lesté, il allait commencer sa pêche, côté amont. Il revenait à mi-marée, et déversait, devant les estivants sidérés, une avalanche de salicoques.
Après avoir absorbé un autre café, bien consolé, il allait continuer sa pêche, par l'aval, cette fois.
Il appâtait ses balances avec des morceaux d'assiette blanche, mais je crois qu'il fanfaronnait et que, seul dans les rochers, il devait les remplacer par des crabes... Crochu est mort depuis bien longtemps. Tenant compte de ses petites libations, saint Pierre, le pointilleux, a dû l'aiguiller vers le Purgatoire...
Je prie Dieu chaque jour pour qu'il en sorte.


Jules BERTOT
« Mon Cottage »
Les Petites Dalles