Une si jolie petite plage
La mer borde la Normandie sur près de six cents
kilomètres, mais pour beaucoup de Parisiens, la côte
normande se limite à cette petite portion du littoral qu'on
appelle « la côte fleurie », qui va de Honfleur
à Cabourg en passant par les deux stations phares de Trouville
et Deauville. Il ne leur viendrait pas à l'idée de s'en
écarter lorsqu'ils décident, le week-end, d'aller tremper
les pieds dans les vagues.
Il est vrai que les plus belles plages de sable, les plus grands
hôtels, les plus beaux casinos se trouvent sur ces quarante
kilomètres de rivages qui, de surcroit, de Paris, sont les plus
faciles d'accès par la route, valant à Deauville de
devenir en fin de semaine, selon la formule d'un chroniqueur, «
le XXIe arrondissement parisien »...
Pourtant, quand il me prend des envies d'air marin, c'est une autre
partie de la côte normande qui m'attire. Elle s'allonge un peu
plus au nord, entre Étretat et Dieppe. Dans le vocabulaire
imagé des offices de tourisme, c'est la Côte
d'Albâtre, ainsi nommée en raison des hautes falaises
blanches qui la bordent de manière ininterrompue sur près
de cent kilomètres et qui lui tendent un fond de décor
majestueux.
Quelques vallées ou valleuses échancrent par endroits
cette grande muraille. Elles ont permis l'installation de petits ports
de pêche qui sont devenus, avec la mode des bains de mer, des
stations balnéaires très courues au XIXe siècle.
Sissi l'impératrice est venue s'y baigner ainsi que bien
d'autres célébrités de l'époque. Mais ces
plages souffrent d'une particularité naturelle qui en
éloigne aujourd'hui la foule des vacanciers, majoritairement
adeptes de la bronzette : ici, la mer roule sur les galets... A force de battre le pied des falaises, elle les érode
peu à peu, détachant des silex qu'elle ne cesse de polir
et d'arrondir, certes, mais qui n'offriront jamais aux pieds
délicats la molle consistance du sable.
En contrepartie, même au plus fort de l'été, vous
ne risquez pas d'y être coincés dans des embouteillages
comparables à ceux de Deauville ou Cabourg. Car l'estivant qui
choisit la Côte d'Albâtre n'est pas du modèle
courant. Il privilégie la beauté des sites, l'aspect
sauvage de la nature, la tonicité de l'air iodé qui
gonfle les poumons, la contemplation des vagues écumantes entre
deux activités sportives. Il apprécie l'effet revigorant
du bain dans une eau dont la température oscille entre 17 et 19
degrés au mois d'août. Il ne frôle pas la
dépression à la première goutte de pluie. Bref, la
Côte d'Albâtre ne suscite pas de phénomènes
de foule.
Cela me fait penser à cette phrase de Claude Lelouch : «
J'aime le climat normand parce qu'il éloigne les
imbéciles. »
La plage de Sissi l’impératrice
Les galets ont aussi protégé ces rivages de la convoitise
des promoteurs immobiliers, au lendemain de la dernière guerre.
Alors que les côtes vendéennes ou languedociennes
faisaient l'objet d'un bétonnage à outrance, les
édiles de la Côte d'Albâtre se sont contentés
de réparer tant bien que mal les dégâts
causés par les bombardements, qui avaient heureusement
épargné bon nombre de belles villas du XIXe
siècle. Les communes ont ainsi gardé un charme
suranné, un peu rococo, celui qui émanait des affiches de
chemin de fer des années 1900 vantant les atouts de ces
destinations balnéaires.
Je pense en particulier à deux stations que j'aime par-dessus
tout : Les Petites-Dalles et Veules-les-Roses, situées à
une quinzaine de kilomètres l'une de l'autre.
Je me souviens de mon émotion la première fois que je
suis venu aux Petites-Dalles. C'était en juillet. J'ai
été tellement séduit que je voulais à tout
prix m'y acheter une maison. Quand je dis à tout prix,
j'exagère un peu, car c'est le prix, justement, qui m'a
finalement retenu. Mais j'avais l'impression que nulle part ailleurs je
n'allais pouvoir trouver un lieu plus apaisant, plus harmonieux.
Imaginez une route étroite et sinueuse bordée de hauts
talus plantés de hêtres dont les sombres frondaisons vous
conduisent en pente douce vers une rue étroite où se
succèdent les villas aux façades de briques
mêlées à des silex et aux balcons
tarabiscotés, style « maison de famille », avec
leur petit jardin fleuri qu'on aperçoit, en se haussant sur la
pointe des pieds, derrière la grille blanche. Au
débouché de cette rue de quelques centaines de
mètres, c'est soudain la mer qui s'offre à vous, par
delà un parking assez inesthétique, je le confesse, mais
rarement surchargé. Vous descendez un petit escalier de bois et,
marchant sur les galets, vous découvrez alors dans toute son
ampleur le rideau blanc des falaises qui semble s'être entrouvert
pour vous accueillir. Elles dessinent un arc de cercle dont les
contours vont se perdre dans la mer et le ciel, et au creux duquel vous
vous sentez protégé, isolé du reste du monde.
De part et d'autre, posées sur les galets, s'alignent — en
juillet-août — des petites cabines de bain en planches, peintes
en blanc, qui semblent sorties d'une carte postale de la Belle
Époque. On en viendrait à se croire encore en 1875,
l'été où Sissi l'impératrice d'Autriche est
venue ici même se baigner, sur la recommandation de ses
médecins. Elle avait loué le château voisin de
Sassetot-le-Mauconduit, vaste bâtiment en briques construit au
début du siècle, propriété d'un armateur du
Havre. Elle y séjourna pendant deux mois, avec sa fille,
l'archiduchesse Marie-Valérie, et une imposante suite de
soixante-dix personnes. Les chroniqueurs rapportent qu'elle prit
trente-deux bains, sous la surveillance d'un maître baigneur, en
empruntant un tunnel de toile pour aller de sa cabine à la mer
afin d'échapper aux regards des curieux.
Des jeunes filles en fleurs et à vélo
Un si joli site ne pouvait qu'attirer les peintres. Claude Monet y est
venu sept années de suite, de 1881 à 1887, dans une villa
qui appartenait à son frère. Grâce à lui, on
peut admirer la plage et les falaises des Petites-Dalles aux
musées de Boston et de Washington. Camille Pissarro, Berthe
Morisot les ont également peintes à plusieurs reprises,
tout comme Eugène Delacroix qui écrivait dans son journal, à la date du 14 octobre 1849 :
« Aux Petites-Dalles avec Bornot. Passé devant le
château de Sassetot. Environs magnifiques ; la descente pour
aller à la mer. Effet de ces grands bouquets de
hêtres. Arrivé à la mer par une ruelle
étroite ; on la découvre tout au bout du chemin.
Mer basse. J'ai été sur les rochers et ramassé deux des coquillages qu'on y trouve collés...
Fait plusieurs croquis. »
La marée basse demeure un moment très attendu aux
Petites-Dalles. Les flots découvrent alors (enfin!) de grands
espaces de sable qui permettent de pratiquer la pêche à
pied avec un rare confort. Le reste du temps, les amateurs de baignade
prennent la précaution de chausser des sandales. Et l'on
reconnait les habitués (comme la romancière Katherine
Pancol) à ce qu'ils arrivent à la plage enroulés
dans un peignoir en tissu éponge, pour se sécher plus
rapidement.
Pas d'hôtel, pas de commerce dans cette adorable
bonbonnière qui ne s'anime qu'en juillet-août, quand les
propriétaires des résidences secondaires prennent leurs
quartiers d'été, libérant dans la campagne des
jeunes filles en fleurs et à vélo qui donnent à la
station une touche rohmérienne.
Le seul lieu d'accueil est le restaurant d'Irène,
L'Espérance, à deux pas de la plage. Encore faut-il
qu'Irène vous accepte. On ne compte plus les clients qu'elle a
mis à la porte. Car cette alerte septuagénaire est un
personnage au caractère bien trempé, dont il faut
accepter le franc-parler. Elle fait tout elle-même, y compris son
pain, assurant à la fois, et sans la moindre fatigue apparente,
la cuisine, le service et la conversation. La rapidité du
service en souffre, mais évitez de manifester votre impatience,
vous risquez de vous faire rabrouer. Elle n'admet pas non plus qu'on
laisse sur la table un morceau de pain entamé. La carte est
limitée, mais le prix du menu imbattable : dix euros, même
le wee-kend et les jours de fête. Et vous passerez de toute
façon un mémorable moment dans ce restaurant d'un autre
temps, lui aussi...
La douce France de Veules-les-Roses
L'hôtel le plus proche (deux kilomètres), c'est le
château de Sassetot-le-Mauconduit, où résida Sissi
avec sa suite... Eh oui, adieu les princesses, bonjour les
touristes ! Pour moins de cent euros, chacun peut désormais
passer la nuit dans l'une des vingt-six chambres
aménagées dans ce joli château, après avoir
parcouru la galerie de photos, de gravures et de tableaux de la belle
impératrice qui nourriront ses rêves. La chambre centrale,
face au parc de onze hectares, porte le nom de Sissi et présente
quelques objets qui lui auraient appartenu, mais on, n'est pas tout
à fait certain qu'elle ait été la sienne.
J’ai lu que Christine Lagarde, notre ministre de l'Économie,
aimait beaucoup cet endroit, mais la meilleure adresse, selon moi, pour
poser ses valises, est à Veules-les-Roses, l'autre station
chère à mon coeur. C'est l'hôtel Douce France, le
bien nommé, qui est installé dans un ancien relais de
poste du XVIIe siècle, sur les bords du plus petit fleuve de
France, la Veules.
La Veules a en effet la particularité unique de prendre sa
source et de se jeter à la mer sur le territoire de la
même commune. Elle naît dans une cressonnière de
quarante ares, exploitée par un Veulais, et finit sa course
mille cent mètres plus loin sur la plage, où l'on peut la
voir débouler en trombe puis se perdre dans la mer.
Il faut suivre son parcours à travers le village. C'est la plus
jolie des promenades. On comprend alors pourquoi Veules a obtenu le
droit, en 1893, d'adjoindre « les Roses » à son nom.
Il y a des fleurs — surtout des roses — tout au long du cours d'eau. On
passe, émerveillé, devant de belles maisons à
colombages dont on envie les détenteurs, d'anciens moulins
à eau qui continuent de faire tourner leur roue à aubes,
des petites écluses, des lavoirs, des jardins privés
soigneusement entretenus.
Les habitants appellent cet étroit sentier « Les Champs
Élysées », ce qui peut sembler aussi
prétentieux que de....
Pierre Bonte
« La France que j'aime »
Edition Albin Michel
pp. 11-17
Septembre 2010