Pierre Bonte

« La France que j'aime »



 

Une si jolie petite plage


La mer borde la Normandie sur près de six cents kilomètres, mais pour beaucoup de Parisiens, la côte normande se limite à cette petite portion du littoral qu'on appelle « la côte fleurie », qui va de Honfleur à Cabourg en passant par les deux stations phares de Trouville et Deauville. Il ne leur viendrait pas à l'idée de s'en écarter lorsqu'ils décident, le week-end, d'aller tremper les pieds dans les vagues.
Il est vrai que les plus belles plages de sable, les plus grands hôtels, les plus beaux casinos se trouvent sur ces quarante kilomètres de rivages qui, de surcroit, de Paris, sont les plus faciles d'accès par la route, valant à Deauville de devenir en fin de semaine, selon la formule d'un chroniqueur, « le XXIe arrondissement parisien »...
Pourtant, quand il me prend des envies d'air marin, c'est une autre partie de la côte normande qui m'attire. Elle s'allonge un peu plus au nord, entre Étretat et Dieppe. Dans le vocabulaire imagé des offices de tourisme, c'est la Côte d'Albâtre, ainsi nommée en raison des hautes falaises blanches qui la bordent de manière ininterrompue sur près de cent kilomètres et qui lui tendent un fond de décor majestueux.
Quelques vallées ou valleuses échancrent par endroits cette grande muraille. Elles ont permis l'installation de petits ports de pêche qui sont devenus, avec la mode des bains de mer, des stations balnéaires très courues au XIXe siècle. Sissi l'impératrice est venue s'y baigner ainsi que bien d'autres célébrités de l'époque. Mais ces plages souffrent d'une particularité naturelle qui en éloigne aujourd'hui la foule des vacanciers, majoritairement adeptes de la bronzette : ici, la mer roule sur les galets... A force de battre le pied des falaises, elle les érode peu à peu, détachant des silex qu'elle ne cesse de polir et d'arrondir, certes, mais qui n'offriront jamais aux pieds délicats la molle consistance du sable.
En contrepartie, même au plus fort de l'été, vous ne risquez pas d'y être coincés dans des embouteillages comparables à ceux de Deauville ou Cabourg. Car l'estivant qui choisit la Côte d'Albâtre n'est pas du modèle courant. Il privilégie la beauté des sites, l'aspect sauvage de la nature, la tonicité de l'air iodé qui gonfle les poumons, la contemplation des vagues écumantes entre deux activités sportives. Il apprécie l'effet revigorant du bain dans une eau dont la température oscille entre 17 et 19 degrés au mois d'août. Il ne frôle pas la dépression à la première goutte de pluie. Bref, la Côte d'Albâtre ne suscite pas de phénomènes de foule.
Cela me fait penser à cette phrase de Claude Lelouch : « J'aime le climat normand parce qu'il éloigne les imbéciles. »


La plage de Sissi l’impératrice

Les galets ont aussi protégé ces rivages de la convoitise des promoteurs immobiliers, au lendemain de la dernière guerre. Alors que les côtes vendéennes ou languedociennes faisaient l'objet d'un bétonnage à outrance, les édiles de la Côte d'Albâtre se sont contentés de réparer tant bien que mal les dégâts causés par les bombardements, qui avaient heureusement épargné bon nombre de belles villas du XIXe siècle. Les communes ont ainsi gardé un charme suranné, un peu rococo, celui qui émanait des affiches de chemin de fer des années 1900 vantant les atouts de ces destinations balnéaires.
Je pense en particulier à deux stations que j'aime par-dessus tout : Les Petites-Dalles et Veules-les-Roses, situées à une quinzaine de kilomètres l'une de l'autre.
Je me souviens de mon émotion la première fois que je suis venu aux Petites-Dalles. C'était en juillet. J'ai été tellement séduit que je voulais à tout prix m'y acheter une maison. Quand je dis à tout prix, j'exagère un peu, car c'est le prix, justement, qui m'a finalement retenu. Mais j'avais l'impression que nulle part ailleurs je n'allais pouvoir trouver un lieu plus apaisant, plus harmonieux.
Imaginez une route étroite et sinueuse bordée de hauts talus plantés de hêtres dont les sombres frondaisons vous conduisent en pente douce vers une rue étroite où se succèdent les villas aux façades de briques mêlées à des silex et aux balcons tarabiscotés, style « maison de famille », avec leur petit jardin fleuri qu'on aperçoit, en se haussant sur la pointe des pieds, derrière la grille blanche. Au débouché de cette rue de quelques centaines de mètres, c'est soudain la mer qui s'offre à vous, par delà un parking assez inesthétique, je le confesse, mais rarement surchargé. Vous descendez un petit escalier de bois et, marchant sur les galets, vous découvrez alors dans toute son ampleur le rideau blanc des falaises qui semble s'être entrouvert pour vous accueillir. Elles dessinent un arc de cercle dont les contours vont se perdre dans la mer et le ciel, et au creux duquel vous vous sentez protégé, isolé du reste du monde.
De part et d'autre, posées sur les galets, s'alignent  — en juillet-août — des petites cabines de bain en planches, peintes en blanc, qui semblent sorties d'une carte postale de la Belle Époque. On en viendrait à se croire encore en 1875, l'été où Sissi l'impératrice d'Autriche est venue ici même se baigner, sur la recommandation de ses médecins. Elle avait loué le château voisin de Sassetot-le-Mauconduit, vaste bâtiment en briques construit au début du siècle, propriété d'un armateur du Havre. Elle y séjourna pendant deux mois, avec sa fille, l'archiduchesse Marie-Valérie, et une imposante suite de soixante-dix personnes. Les chroniqueurs rapportent qu'elle prit trente-deux bains, sous la surveillance d'un maître baigneur, en empruntant un tunnel de toile pour aller de sa cabine à la mer afin d'échapper aux regards des curieux.

Des jeunes filles en fleurs et à vélo

Un si joli site ne pouvait qu'attirer les peintres. Claude Monet y est venu sept années de suite, de 1881 à 1887, dans une villa qui appartenait à son frère. Grâce à lui, on peut admirer la plage et les falaises des Petites-Dalles aux musées de Boston et de Washington. Camille Pissarro, Berthe Morisot les ont également peintes à plusieurs reprises, tout comme Eugène Delacroix qui écrivait dans son journal, à la date du 14 octobre 1849 :

« Aux Petites-Dalles avec Bornot. Passé devant le château de Sassetot. Environs magnifiques ; la descente pour aller à la mer.  Effet de ces grands bouquets de hêtres. Arrivé à la mer par une ruelle étroite ; on la découvre tout au bout du chemin.
Mer basse. J'ai été sur les rochers et ramassé deux des coquillages qu'on y trouve collés...
Fait plusieurs croquis. »

La marée basse demeure un moment très attendu aux Petites-Dalles. Les flots découvrent alors (enfin!) de grands espaces de sable qui permettent de pratiquer la pêche à pied avec un rare confort. Le reste du temps, les amateurs de baignade prennent la précaution de chausser des sandales. Et l'on reconnait les habitués (comme la romancière Katherine Pancol) à ce qu'ils arrivent à la plage enroulés dans un peignoir en tissu éponge, pour se sécher plus rapidement.

Pas d'hôtel, pas de commerce dans cette adorable bonbonnière qui ne s'anime qu'en juillet-août, quand les propriétaires des résidences secondaires prennent leurs quartiers d'été, libérant dans la campagne des jeunes filles en fleurs et à vélo qui donnent à la station une touche rohmérienne.
Le seul lieu d'accueil est le restaurant d'Irène, L'Espérance, à deux pas de la plage. Encore faut-il qu'Irène vous accepte. On ne compte plus les clients qu'elle a mis à la porte. Car cette alerte septuagénaire est un personnage au caractère bien trempé, dont il faut accepter le franc-parler. Elle fait tout elle-même, y compris son pain, assurant à la fois, et sans la moindre fatigue apparente, la cuisine, le service et la conversation. La rapidité du service en souffre, mais évitez de manifester votre impatience, vous risquez de vous faire rabrouer. Elle n'admet pas non plus qu'on laisse sur la table un morceau de pain entamé. La carte est limitée, mais le prix du menu imbattable : dix euros, même le wee-kend et les jours de fête. Et vous passerez de toute façon un mémorable moment dans ce restaurant d'un autre temps, lui aussi...


La douce France de Veules-les-Roses

L'hôtel le plus proche (deux kilomètres), c'est le château de Sassetot-le-Mauconduit, où résida Sissi avec sa suite... Eh oui, adieu les princesses, bonjour les touristes ! Pour moins de cent euros, chacun peut désormais passer la nuit dans l'une des vingt-six chambres aménagées dans ce joli château, après avoir parcouru la galerie de photos, de gravures et de tableaux de la belle impératrice qui nourriront ses rêves. La chambre centrale, face au parc de onze hectares, porte le nom de Sissi et présente quelques objets qui lui auraient appartenu, mais on, n'est pas tout à fait certain qu'elle ait été la sienne.
J’ai lu que Christine Lagarde, notre ministre de l'Économie, aimait beaucoup cet endroit, mais la meilleure adresse, selon moi, pour poser ses valises, est à Veules-les-Roses, l'autre station chère à mon coeur. C'est l'hôtel Douce France, le bien nommé, qui est installé dans un ancien relais de poste du XVIIe siècle, sur les bords du plus petit fleuve de France, la Veules.
La Veules a en effet la particularité unique de prendre sa source et de se jeter à la mer sur le territoire de la même commune. Elle naît dans une cressonnière de quarante ares, exploitée par un Veulais, et finit sa course mille cent mètres plus loin sur la plage, où l'on peut la voir débouler en trombe puis se perdre dans la mer.
Il faut suivre son parcours à travers le village. C'est la plus jolie des promenades. On comprend alors pourquoi Veules a obtenu le droit, en 1893, d'adjoindre « les Roses » à son nom. Il y a des fleurs — surtout des roses — tout au long du cours d'eau. On passe, émerveillé, devant de belles maisons à colombages dont on envie les détenteurs, d'anciens moulins à eau qui continuent de faire tourner leur roue à aubes, des petites écluses, des lavoirs, des jardins privés soigneusement entretenus.
Les habitants appellent cet étroit sentier « Les Champs Élysées », ce qui peut sembler aussi prétentieux que de....

Pierre Bonte
« La France que j'aime »
Edition Albin Michel
pp. 11-17
Septembre 2010