Rêve d'or

par Paul Verdun

Paris 1891

 

Chapitre I

 

La grande marée d'équinoxe

 

Sur la côte normande, à peu près à égale distance entre Fécamp et Saint-Valery, débouchent deux petites vallées dirigées du sud au nord, la vallée des Grandes-Dalles et celle des Petites-Dalles. Ce ne sont à proprement parler que deux échancrures séparées par une très haute falaise dressée a pic. Le soubassement de cette falaise se prolonge dans la mer par deux chaînes de rochers plats, couverts d'herbes marines, qui sont visibles à la marée basse et cachés par le flot à la marée haute.

En 1869, cette partie de la côte normande était totalement inconnue des touristes. C'est a peine si, de loin en loin, quelque parisien ou quelque rouennais, en villégiature à Fécamp ou à Saint-Valery, faisait une courte apparition aux Petites-Dalles, ou aux Grandes-Dalles.

Une fois que les excursionnistes s'étaient reposés et avaient bu un verre de cidre, et que le cheval avait avalé son picotin d'avoine, dans une auberge pompeusement décorée du nom de "café", bête et gens, l'une trainant les autres, s'en retournaient, pour ne plus revenir dans ce pays dépourvu de casino, d'orchestre criard, de jeu des "petits chevaux", de cabines de bain roulantes, de caleçons étalés, en un mot, privé de tous les agréments que recherchent ceux qui vont aux bains de mer pour obéir à la mode, mais qui n'aiment ni la mer, ni la campagne.

Cependant les environs en sont charmants. De tous côtés s'élèvent des collines herbues couronnées de pommiers noueux et de peupliers élancés dont le feuillage léger chante et se moire de reflets changeants au moindre souffle de vent. Une quantité de jolis petits chemins courent en zigzags entre les haies d'épines et de troènes, démasquant à chaque détour un point de vue nouveau.

Or, en juin 1869, trois messieurs, trois citadins évidemment, un vieux sale au nez crochu, un jeune élégant qui lui ressemblait, et un homme grand et robuste, venus de Fécamp en voiture, parcoururent le pays en tous sens. Ils restèrent longtemps sur la plage, grimpèrent sur la falaise regardèrent longuement la mer et le paysage, causèrent et discutèrent beaucoup entre eux. Ils adressèrent à la patronne de l'auberge où ils déjeunèrent, une quantité de questions indiscrètes sur les produits de la localité, sur la valeur des champs, sur les moyens d'approvisionnement; toutes questions auxquelles la commerçante, en normande avisée, ne répondit positivement ni oui, ni non, mais dont elle s'autorisa pour majorer la note du repas le plus qu'elle l'osa. Cette manoeuvre lui attira une aigre discussion de la part du vieux au nez crochu qui rabattit un franc trois sous.

Quinze jours après cette visite, la paisible population des Petites et des Grandes-Dalles fut mise en émoi par une nouvelle à sensation. L'un des trois promeneurs, celui qui était grand et robuste - il s'appelait Lefèvre - venait d'acheter d'un coup tout le terrain bordant la mer, situé sur le promontoire élevé qui séparait le village du hameau.

Pendant huit jours les paysans ne cessèrent de rire entre eux de cet imbécile de Parisien qui avait acquis précisément le seul terrain aride du pays, un plateau exposé au grand vent de la mer, couvert d'ajoncs, et bon tout au plus à servir de refuge au lièvres et aux renards. Mais les rires firent bientôt place à la stupéfaction la plus profonde quand on vit Lefèvre venir se loger à l'auberge des Petites-Dalles, apportant avec lui de grands cartons à dessin, donner des rendez-vous aux petits entrepreneurs du pays, arpenter avec eux la falaise, planter des jalons, creuser des tranchés, bref, exécuter tous les travaux préparatoires de nombreuses constructions......