La tempête du 23 juin 1753

(récit apocryphe de Sébastien Périaux)

Voir aussi le résultat des recherches de Jean-Claude Michaux.

Tout d'abord il faut établir quelques remarques sur les propositions de Jean-Claude Michaux.

1) Date de la tempête :
Les informations de Jean-Claude Michaux permettent de trancher définitivement en faveur du 23 juin 1753. Mais cette date, confrontée à un petit coefficient de marée, ce qui nous avait fait préférer la date de 1755 avec un très fort coefficient, nous force à émettre l'hypothèse moins probable, mais plausible d'un ouragan d'une très grande ampleur qui aura duré plusieurs heures dans des proportions quasi cataclysmiques.
Cette hypothèse est confortée par les pertes humaines et matérielles rapportées. En effet nous pouvons compléter les affirmations de Jean-Claude
Michaux en postulant que ces pertes terribles sont dues à la force, mais surtout à la soudaineté du phénomène et à sa manifestation durant la journée comme indiqué dans ses recherches. Les barques et les hommes ont justement disparu parce les marins pêcheurs étaient sortis en mer pour une journée normale quand l'ouragan leur est tombé dessus. Il n'en serait pas allé ainsi si l'ouragan avait frappé la nuit - les marins ne pêchent pas la nuit -. Et par ailleurs il n'y aurait pas eu tant de pertes si l'événement était prévisible comme une très grande marée.

2) Disparition de Claquedent :

Grâce aux avancées de Jean-Claude
Michaux, nous pouvons faire une hypothèse. Il convient de distinguer la fin de Claquedent en tant que port en eau profonde ou hâble, de celle du port d'échouage. On se rappelle que Claquedent concurrençait voire dominait St-Valery lors de son existence en tant que hâble au Moyen Age.
Le port devait donc offrir un plan d'eau propice à l'activité de pêche et de cabotage comme St-Valery. Il devait peut-être exister un système d'écluse qui retenait les eaux de pleine mer. L'eau remontait jusqu’à Paluel et peut être au début du Moyen-Age jusqu'à Vittefleur. Vittefleur serait donc comme tous les autres toponymes normands en -fleur situés au bord de la mer ce qui corroborait l'hypothèse d'un hâble au niveau de l'embouchure de la Durdent.

On se rappellera également qu'il existait une voie romaine qui conduisait à la mer depuis Grainville, en passant par Cany. Cette voie devait permettre d'entretenir des échanges économiques entre la Gaule, l'Armorique (qui recouvrait la Bretagne actuelle et la Normandie côtières) et la Grande-Bretagne. Et également d'approvisionner cette partie du tractus armoricus, la ligne de fortifications côtières bâtie à l'origine par les Gaulois, mais structurée et développée par Rome, en hommes, ravitaillement et matériel militaire.

Nous parlons donc de Claquedent comme d’un port relativement important au Moyen Age, mais qui a perdu beaucoup de son poids à cause de son envasement et de la fermeture de son accès par le poulier, cette digue naturelle de galets qui a tendance à barrer les vallées.

Il est tout à fait probable qu'à la Renaissance, ce port a vu son activité pratiquement disparaitre, devenant un port d'échouage, avec la concurrence grandissante des grands ports de la côte comme Harfleur (lui aussi en voie d'envasement), le Havre-de-Grâce, Fécamp, St-Valery-en-Caux et surtout Dieppe.

C'est pourquoi Claquedent devenu port d'échouage, se réduit peu à peu à un lieu dit, probablement essentiellement l'endroit sur le poulier ou les marins pêcheurs remisent leurs barques.

En effet la plupart des cartes, qu'elles se recopient les unes les autres ou pas,  mentionnent la présence d'un lieu dit Claquedent sur la rive droite de la  Durdent à l'embouchure et ce jusqu'au début du XVIIIe siècle. Ce lieu est bien différent du site ou figure le toponyme "La Dent" qui est situé entre  les deux vallées, au contrebas du lieu dit "La Falaisette". Il faut faire  très attention en terme d'étymologie et toponymie. La Dent peut avoir ou ne  pas avoir de point commun avec Claquedent.
En particulier, si Claquedent a une origine germanique, il désigne la partie d'une fortification, à l'endroit d'une porte dans une muraille. Ca n’est pas impossible compte tenu de la position du lieu dit (porte dans la muraille pour accéder à la mer ou à la vallée). Si plus probablement il provient du gaulois, il utilise la racine "don" et désigne vraisemblablement une rivière, comme la Durdent ( la rivière puissante, exactement comme la Dordogne), le Bievredent (la rivière aux bièvres, ancien mot français d'origine gauloise pour le castor), avec une signification inconnue pour la racine "claque".
La dent peut signifier sur une base latine un promontoire ou une roche escarpée ou sur une base gauloise encore une fois la présence d'une rivière (racine indo-européenne "don"). Cette dernière hypothèse correspondrait à l'ancienne Veulettes, ce fleuve ayant été détourné  (afin d'éviter les inondations récurrentes), hors de son lit originel grâce à un tunnel creusé dans la falaisette vers la vallée de la Durdent. Si cette hypothèse (que la dent signifie la rivière) se confirme, on remarquera le remarquable parallélisme avec le gaulois "Durdent" et le Viking "quitteflède". Rivière au nom gaulois à l'embouchure (Durdent, la Dent), mais au nom saxon ou scandinave dans les terres (Quitteflede, Veulettes). Cela illustrerait la structure de colonisation post gallo-romaine, c'est a dire saxonne, franque, et surtout scandinave du Pays de Caux : essentiellement agrifoncière (domaines) et non maritime.

Il nous faut néanmoins modifier notre récit imaginaire et nous le faisons bien volontiers ici. Deux sites peuvent avoir disparu ou plutôt fini par disparaître lors de cette tempête.
D'abord celui des Catelets, promontoire peu élevé, fragilisé par des arches et des anfractuosités creusées par le ressac, qui s'effondrent rapidement. Il est séparé de la falaise orientale, n'était-ce une mince et basse langue crayeuse qui le relie encore à la terre et ne se découvre qu’à marée basse. Sur ce promontoire s'élève un bâtiment en ruine de brique et de silex, une ancienne auberge dit-on dans la région... c'est en fait les vestiges d'un ancien relais fortifié, construit par les Romains sur la voie côtière qui relie tous les forts de la côte, le tractus armoricus, censé protéger l'Empire des invasions saxonnes. Le fortin ou "castelet" se situe à 6 km du camp romain sur la butte du Catelier, surveillant les vallées de la Veulettes et de la Durdent. Il est souvent recouvert d'eau par grande marée ou par gros temps.

A l'embouchure de la Durdent se situe un petit hâble côtier, qui en 1755, n'en finit pas de dépérir. Alors qu'au milieu du Moyen Age, il était plus important que le hâble de Saint-Valery, son envasement et l'avancée du banc de galets l'étouffent définitivement. Ce hâble qui fut un point névralgique du pouvoir abbatial fécampois n'est plus employé que par de petites barques. Certes de beaux bâtiments gothiques longent ses quais affaissés, mais ils tombent en ruine depuis plus de quatre siècles à l'époque de l'essor de Saint-Valery. Ce n'est plus qu’un petit port d'échouage.

Nous avons donc en place la scène pour le désastre de la journée du 23 juin 1753.

Les hommes sont sortis en mer comme à l'accoutumée. Ils sont partis à bord de leur doris et ont rejoint les pêcheurs des Grandes-Dalles qui peuvent toujours sortir plus tôt à cause du mouillage plus profond et du cabestan.

Le ciel est dégagé et le vent souffle assez faiblement. Il fait chaud, et un peu lourd.

La pêche est relativement bonne, les hommes ramènent des maquereaux, mais surtout des merlans qui font la réputation des Dalles jusqu'à Rouen et même jusqu'à Paris.

Mais voici que d’un seul coup un front noir monte de l'horizon et envahit tout le ciel. Les doris n'ont pas le temps de ranger les lignes et le reste du matériel. Un vent leur tombe dessus et fait immédiatement moutonner la mer. En quelques minutes des creux de plusieurs mètres se forment, augmentés par la mer montante.
Les hommes des Petites Dalles essaient de parer au plus pressé : sécuriser le matériel et la prise de la journée qui assurera la subsistance de leur activité et donc de leur maisonnée. Ce faisant, ils commettent l'erreur de raisonner à moyen terme au lieu de raisonner à court terme. Il fallait en effet se réfugier de suite à terre sur le rivage et remonter les doris sous les falaises quitte à passer la nuit bloqués sur l'estran.

En effet, le coup de vent à cause de la chaleur vire en quelques minutes à l'ouragan. Le vent atteint de deux a trois cents kilomètres heures et creuse la mer en murs de déferlantes qui n'ont aucun sens et transforment la mer en marmite bouillonnante. Impossible de rester à la surface, les embarcations sont secouées et retournées, projetant hommes et matériel à la mer. Peu d'entre eux savent nager et disparaissent quasi immédiatement. Les autres tentent de résister aux lames, mais au bout de quelques quarts d’heure de lutte, se noient d'épuisement. La grande majorité des marins pêcheurs des Petites-Dalles et de St-Martin, des Grandes-Dalles et de St-Pierre perdent la vie, ou leur matériel, ou leur embarcation, ce qui provoquera de facto la cessation des activités de pêche professionnelle de cette partie de la côte.

Sur le rivage, le ressac est très violent et emporte avec lui des monceaux de terre. Les premiers champs de terre ou herbages sont emportés par les flots. Le trait de côte reculera de plusieurs mètres en deux jours, emporté en pans entiers.

La mer pénètre par dessus le talus et se déverse à chaque déferlante dans la masse d'eau salée et d'eau douce accumulée par les trombes d’eau qui se sont déversées à cause de l'ouragan. Cela forme un lac qui remonte maintenant jusqu'à la côte de Saint-Martin. Ce raz de marée donnera naissance à la légende du raz de marée ayant remonté jusqu'à la côte de Sassetot (entrée du TCD).

Mais à quelques dizaines de mètres du déferlement, les Catelets au bout de quelques heures d'ouragan sont soumis à une énorme force d'abrasion. Plusieurs fois recouverte par des murailles d'eau, l'auberge est rapidement détruite par les vagues et le roulis des galets dès la première pleine mer. Puis c'est au tour de la craie d'être érodée en quelques dizaines d'heures par l'écoulement d'un véritable fleuve qui charrie des bois morts et roule des pierres arrachées aux vallées. A la fin du coup de vent, les Catelets ne sont plus qu'un monticule rocheux qui sera dispersé en quelques années, laissant la place au hard ground qui en constituait la base.

Pour Claquedent, c'est encore plus terrible. Dans la journée du 23 juin, une partie du promontoire du Catelier s'effondre dans la mer et laisse passer la houle qui déferle sur la Falaisette. Celle-ci déjà fragilisée, cède à son tour, laissant maintenant les énormes vagues s'abattre directement sur la digue qui protégeait les vestiges du petit port médiéval de Claquedent. En quelques heures, la digue cède et c'est le port qui est emporté. Les galets recouvrent le reste en quelques jours constituant une muraille - le poulier - qui ferme la vallée.

C'est la fin de l'histoire de Claquedent qui disparaît des cartes. Quant aux Catelets, ils ne sont plus qu'un îlot rocheux sombre qui se découvre à marée basse.

Sébastien Périaux - août 2010