Un texte étonnant paru dans le Journal de Fourmies et des arrondissements d’Avesnes et de Vervins, dans le Nord, près de Valenciennes.
Lettres parisiennes
Correspondance particulière du Journal de Fourmies
MXXVII
Les vacances de Clodomir
Monsieur Gaston de GOMMEREUX
Château de la Belle-Epine
SAMOIS (Seine-et-Marne)
Paris, le 10 septembre 1888
Mon cher Gaston,
Nous avons quitté les Petites-Dalles samedi matin pour venir recevoir l’oncle Clodomir, le parrain à qui je dois mon abominable prénom. Il arrive demain de sa province, avec tante Emerance, sa légitime et désagréable épouse. Peut-on s’appeler Emerance ?… Enfin, comme dit papa, ce sont des gens à ménager : pas d’enfants, trente-cinq ou quarante mille livres de rente, et une propriété superbe à six kilomètres de Tours. Il est de bonne politique de leur consacrer les dernières semaines de vacances.
D’ailleurs, il faut bien te le dire, je m’ennuyais fort aux Petites-Dalles. Ce que je me suis fait vieux dans ce trou !… Je n’avais, quand j’y suis arrivé, que quinze ans, sept mois et douze jours ; il me semble maintenant que j’en ai cinquante-cinq ou soixante.
C’est maman qui s’était toquée de cette station balnéaire où il n’y a ni théâtres, ni concerts, ni petits chevaux. Elle se prend à aimer le calme, la vraie campagne, la verdure des prairies et la « mélancolie de la mer. » Mes sœurs auraient préféré Trouville, ou Cabour, et j’étais de leur avis ; mais la jeunesse, tu le sais, n’est consultée que pour la forme ; on lui demande : « voudrais-tu faire le tour du monde ? » Et, avant même qu’elle ait répondu, on lui donne son billet pour les Petites-Dalles.
Papa, qui finit toujours par faire ce que veut maman, est parti en éclaireur. Il a loué, dans la falaise, une maison basse, construite en galets et tapissée d’un treillage de poiriers. C’est la femme d’un marin qui lui a cédé ça, dans les prix doux : trois cents francs pour la saison de six semaines.
Les naturels de ce pays vivent des Parisiens et autres jobards qui viennent se baigner, jouer au law-tennis, boire du cidre et manger des salicoques. Vers le mois de juillet, ils installent dans leurs masures les familles arrivées par la patache de Cany, et ils vont se blottir dans je ne sais quels misérables galetas.
Pauvres braves gens, peu difficiles pour le coucher, et pour la nourriture également. Un lit de varech, la soupe à l’oseille le matin, à midi et le soir, parfois un hareng pour quatre ou cinq personnes, la tartine de beurre, une boisson aigre-douce, un peu de tabac pour le chef de famille, voilà tout ce qu’il leur faut. Ils prennent leur superflu à la mer — ils prononcent la mé – et ce superflu, c’est le crabe indigeste, c’est la palourde des sables, c’est le bigorneau qu’on extrait de sa coquille avec une grosse épingle. La famille parisienne s’en va, laissant quatre ou cinq cents francs ; c’est du bien-être pour tout le reste de l’année ; on mangera de la viande les jours de fête.
Papa dit que ça jouit tout de même de ses droits de citoyen, que ça vote pour ou contre le gouvernement, et que ça se permet d’avoir une opinion sur le général Boulanger.
Ça se permet aussi, je crois, de blaguer le Parisien. Je les trouve goguenards, ces paysans de la côte normande. Au fond, vois-tu, ils n’ont qu’un médiocre respect pour les naïfs qui viennent se saler chez eux. Ils ne comprennent pas le plaisir qu’ont nos jeunes filles et même nos dames mûres à se montraient en costume de tritonnes.
Ce n’est cependant que pour cela qu’on va aux bains de mer : pour être vu, pour voir, et pour dire qu’on s’est vu les uns les autres.
Voir, c’est drôle, quand on a rien de mieux à faire. Tu te souviens des petites Causserousses, que nous rencontrions au Luxembourg avec leur institutrice anglaise ? (Ah ! Gaston, quelle planche, cette institutrice !) Elles ont grandi, mais pas embelli. L’aînée, Élodie, a des jambes cagneuses, de longs bras de singe et les épaules pointues, des épaules en fer de lance. Estelle la cadette, un peu plus… rembourrée, a une peau de crocodile. Elles croient pourtant avoir tous les droits possibles à l’admiration générale. En sortant de l’onde amère (suis-je assez classique pour un potache qui vient de passer son premier bachot ?). Elles étalent au regard de la galerie masculine ce que papa, dans son style rococo, appelle « leurs charmes naissants ». Lentement sur le sable, et plus lentement encore sur les galets, elles regagnent leur cabine, Élodie raide comme un piquet, ses grands bras collés contre ses grandes jambes, Estelle, imitant, avec les jambes et le buste, le balancement du matelot sur la mer agitée. Quelques vieux messieurs passent une partie de l’après-midi à lorgner ses maigres « filles d’Amphitryte ». Il y en a peut-être qui les trouvent « distinguées ». Moi, je suis pour les charmes plus… développés.
J’ai été tous les jours sur la plage à quatre heures. C’était le moment où Madame du Rozoy en toilette de naïade de l’Éden-Théâtre, passait devant la longue lignée des jumelles braquées. Ah ! Gaston, Gaston quelle femme ! Tu as vu, au Louvre, les opulentes Flamandes de Rubens ?… C’est cela, ma parole d’honneur !…
Papa prétend qu’elle pèse 120 kilos. C’est possible. Mais elle porte ce poids avec tant de majesté ! Maman, qui l’a connue dans un pensionnat des Ternes, affirme qu’elle a au moins quarante-sept ans. Quarante-sept printemps, mon ami ! Or le printemps n’étant que le quart de l’année, cela ne fait en somme que douze ans. Ajoute, si tu veux, quarante-sept ou quarante-huit étés, et cela te donnera au total que vingt-quatre ans, le bel âge de la femme. Non, vois-tu, Madame du Rozoy ne peut pas compter par automnes, encore moins par hivers ! J’ai fait un sonnet sur ce thème gracieux, et j’ai eu l’audace de le lui envoyer. Mais je n’ai signé que de mes initiales ! Elle n’a pas répondu.
A-t-elle deviné que je suis l’auteur de ce sonnet enthousiaste ?… Peut-être. Je l’ai rencontrée l’autre jour, dans le sentier de la falaise, et elle a daigné me complimenter sur mes succès scolaires.
J’étais à la fois heureux et navré ; heureux parce qu’elle semblait reconnaître que j’ai quelque talent, navré par ce qu’elle affectait de me traiter comme un enfant. Cela m’apprendrait, si je ne le savais déjà, que la poésie ne mène pas à grand’chose. Gaston, mon ami, je deviens positif ; j’ai eu des entretiens sérieux avec le fils d’un journaliste qui vient tous les ans passer deux mois aux Petites-Dalles. Ce garçon là, un peu plus âgé que moi, débute dans le journal de son père. Il m’engage à tâter du métier. « Mais le journalisme, dit-il, ne doit être qu’un tremplin. On saute de là dans les affaires, ou dans l’administration, ou dans la politique lucrative. Voyez Ghérard, l’ancien courtier d’annonce, qui n’a jamais rédigé que quelques bulletins financiers ; il est sénateur, il sera demain ministre du Commerce. Et Lockroy, le chroniqueur, l’échotier, n’est-il pas ministre pour la seconde fois ? Et Laguerre, si le Boulangisme avait de la veine, ne serait-il pas à bientôt président du Conseil ? »
Je comprends et je réfléchis : cela m’irait assez d’être au moins sous-secrétaire d’État ; je ferais un beau mariage et j’aurais assurément la plus forte part de l’héritage de l’oncle Clodomir. Il a une sorte de vénération pour les gens du gouvernement, le bonhomme !… De n’importe quel gouvernement… papa dit qu’il a été Orléaniste, Impérialiste, Thiériste, Mac-Mahomiste, Gambettiste, Grévyste, Ferryste, Freycinettiste, et qu’il est sincèrement Floquettiste, en attendant d’être non moins sincèrement Clémenciste, ou Boulangiste, ou Ribotist.
Mon ami le journaliste prétend que c’est de la naïveté et que, sous tous les régimes, pour obtenir des résultats palpables, il faut être dans l’opposition, « ou réac, ou ultra », c’est sa devise. Les gouvernements accordent aux réacs ceci, cela, et autre chose, pour leur faire faire un pas en avant ; ils cèdent peu à peu aux exigences des ultra, pour leur faire faire un pas en arrière. Moi je serai plus volontiers réac ; c’est de meilleurs tons.
Tu vois, Gaston, qu’on se forme l’esprit, sinon le cœur, aux Petites-Dalles, lorsqu’on ne perd pas son temps à pêcher la salicoque.
D’ailleurs, elle est insaisissable, cette année, la salicoque, la jolie crevette bouquet dont raffolent nos Parisiennes. Les pêcheurs narquois et les malins paysans des bords de la mé, racontent que la morue pullule, cet été, et comme la morue a un goût très vif pour la crevette, elle n’en laisse que juste ce qu’il faut pour que les Parisiennes paient la salicoque vingt ou vingt-cinq francs le cent, — plus cher que les belles écrevisses de la Meuse !
Papa cependant a recommandé à notre baigneur de lui en expédier une bourriche, pour demain, à n’importe quel prix. Tante Emerance les adore ; elle en mange bravement huit ou dix douzaines, puis elle a une indigestion terrible et elle jure qu’elle ne recommencera plus. Et elle recommence toujours !…
Maman dit que tous ces parents à héritage ont des vices qu’il faut cultiver pour leur faire produire le plus possible. J’ai saisi le mot au vol et je profiterai de la leçon : avant la fin de mes vacances, Il faudra que je découvre le vice de l’oncle Clodomir ! Les quatre cinquièmes de la fortune sont à lui.
Décidément on se forme aux Petites-Dalles ! Je t’y mènerai, l’an prochain, si tu veux. Nous verrons si les petites Causserousses ont enfin engraissé.
Clodomir.
Pour copie à peu près conforme :
S. DELBOS.
Ce texte témoigne de la notoriété qu’avaient les Petites-Dalles à cette époque, jusqu’au nord de la France !