Les carnets de Rommel

Y a-t-il des Anglais au Havre ?

 

A 7 h 30 (le 10 juin), je me rendis à Barentin en passant par le nord de Rouen et, chemin faisant, j'envoyai par la radio aux éléments de la division l'ordre de me rejoindre. Le bataillon de reconnaissance, à l'est d'Yvetot, signalait des démolitions de routes ; il annonçait également, de temps à autre, la capture de prisonniers britanniques, avec ou sans véhicules. Un civil, qui prétendait avoir quitté Le Havre à 5 heures le matin même, me fut amené. A mes questions, traduites par un officier qui parlait français, il répondit que, la veille, il n'avait aperçu que quelques soldats britanniques assis dans les cafés, mais ni formations, ni unités. Les routes avaient été préparées en vue de leur démolition sur divers points une semaine auparavant, mais elles n'étaient pas minées et il était possible de se faufiler à travers les obstacles. Cet homme, qui assurait vouloir se rendre à Paris, donnait l'impression d'être véridique. Il ne semblait donc pas qu'il y eût lieu pour le moment de se soucier d'une attaque ennemie venant du Havre. Je fis transmettre ces déclarations du civil par sans-fil. Après avoir fait le plein d'essence, le régiment de Panzers partit pour Yvetot à 9 h 20. J'ordonnai en même temps au bataillon de reconnaissance d'aller immédiatement explorer la région en direction de Veulettes (sur la côte, à 32 kilomètres au nord d'Yvetot).

A peine ces ordres avaient-ils été donnés, que je reçus du major Heidkämper un message radio m'informant que l'on signalait une puissante colonne motorisée ennemie se déplaçant vers l'ouest en provenance de la forêt située au nord de Saint-Saëns, et que les calculs indiquaient qu'elle devait, à peu près en ce moment, arriver à Yvetot. En conséquence, le bataillon de reconnaissance reçut l'ordre de bloquer immédiatement la route principale Saint-Saëns—Yvetot et d'ouvrir le feu le plus vite possible sur cette colonne ennemie. Je fis également mettre une batterie antiaérienne lourde et une légère à la suite du régiment de Panzers et je partis avec eux à vive allure en direction d'Yvetot. J'arrivai à l'embranchement de la route à l'est de la ville avant 10 heures ; les batteries antiaériennes me rejoignirent, l'une après l'autre, quelques minutes plus tard. Elles se rendirent à leurs positions à toute vitesse et reçurent l'ordre d'arroser fortement la route, sur laquelle on pouvait déjà distinguer un grand nombre de véhicules ennemis.

Lorsque le régiment de Panzers apparut en vue d'Yvetot vers 10 h 30, je lançai le bataillon de reconnaissance contre le carrefour situé à 3 kilomètres à l'ouest d'Ourville, le régiment le suivant de près sur la même route. Je postai mon équipe de signalisation immédiatement derrière les premiers chars. Toutes les autres unités de la division reçurent par radio l'ordre d'avancer rapidement. Il y avait maintenant deux colonnes progressant sur la route, parfois de front, les chars sur la gauche et le bataillon de reconnaissance sur la droite.

 

La division Rommel roule vers la mer

 

Partout où le sol s'y prêtait, les chars roulaient à côté de la route. La division tout entière s'en allait à la mer à une vitesse moyenne de 40 à 65 kilomètres à l'heure. J'avais déjà, par l'intermédiaire du Q. G., donné à toutes les unités l'ordre de pousser leur vitesse au maximum. Aucune force ennemie digne de remarque n'avait encore été signalée.

Comme nous approchions de la route Cany-Fécamp, une estafette du bataillon de reconnaissance m'informa que le capitaine von Luck avait rencontré des colonnes de camions et qu'il avait entrepris de les rassembler. Nous nous y rendîmes aussitôt et constatâmes que, si quelques véhicules ennemis s'étaient déjà échappés vers l'ouest, il en était d'autres, arrêtés sur la route, qui se dirigeaient vers l'est. Ils semblaient constituer une formation considérable. J'ordonnai aux chars de tête, qui étaient en train d'arriver, ainsi qu'aux voitures blindées et aux canons antiaériens légers d'ouvrir immédiatement le feu sur elle. Bientôt apparurent de nombreux soldats britanniques et français, courant sur la route dans notre direction ; un interrogatoire rapide révéla que c'était le commencement de la 31e division française, qui devait s'embarquer à Fécamp dans l'après-midi. Quelques éléments britanniques s'y trouvaient, dispersés. Cette colonne fut vite rompue, et, tandis que les blindés et les canons antiaériens arrosaient la route au-devant d'eux, la tête de notre division reprit à grande vitesse sa marche à la mer. Accompagné de mon équipe de signalisation, je partis devant le régiment par Les Petites-Dalles (à 20 kilomètres à l'est de Fécamp et à 9 kilomètres à l'ouest de Veulettes) en direction du littoral.

 

Sur la plage

La vue de la mer, bordée de falaises de chaque côté, nous enthousiasma, et aussi l'idée d'avoir atteint le littoral français. Nous mîmes pied à terre et descendîmes la plage de galets vers le bord de l'eau jusqu'à ce que les vagues vinssent se briser sur nos bottes. Plusieurs estafettes en longs manteaux imperméables marchèrent ainsi jusqu'à ce que leurs genoux fussent mouillés; il me fallut les rappeler. Derrière nous, le colonel Rothenburg, survenant dans sa voiture de commandement, franchit le talus de la grève et roula jusqu'à l'eau. Nous avions accompli notre mission et fermé à l'ennemi la route vers Le Havre et vers Fécamp.

 

La Panzer Division sur la plages des Petites-Dalles

le 10 juin 1940. Photo prise par Rommel *
* Blitzkrieg, 1940," EyeWitness - history through the eyes of those who lived it"

 

Au-dessus de Fécamp

 

Peu de temps après, le colonel Fuerst, commandant la brigade, arriva avec plusieurs officiers français, dont le commandant d'un régiment d'artillerie ; cet officier se montra très impressionné par la rapidité de notre attaque ; mais nous n'en pûmes tirer rien d'autre. Le bataillon de reconnaissance fit alors savoir qu'il se trouvait sous une forte pression ennemie sur la colline à l'est de Fécamp. Après avoir brièvement discuté les points essentiels avec le major Heidkämper, je roulai vers Fécamp et je constatai que le bataillon avait, dans l'intervalle, réussi à dominer la situation. Un groupe de combat, commandé par le lieutenant Sauvant, avait capturé une batterie de défense côtière qui bombardait fortement le bataillon. Nous nous rendîmes à cette batterie, mais quittâmes nos voitures à 200 mètres et continuâmes à pied, car des canons ennemis tiraient encore de l'ouest de la ville et des collines situées au sud. De la position prise, nous eûmes une vue excellente sur Fécamp et sa rade, qui semblaient renfermer encore d'importants éléments ennemis.

Quand arrivèrent les deux compagnies de Panzers et le bataillon de motocyclistes, envoyé au secours du bataillon de reconnaissance, je décidai de percer à travers les abords est de Fécamp jusqu'aux hauteurs qui sont au sud de la ville. Je voulais empêcher les unités ennemies restées dans la ville de s'échapper vers le sud et m'emparer du port le plus vite possible. Cette opération amena une série de combats et nous fûmes plus d'une fois contraints de changer nos plans.

Note : Rommel repassera aux Petites-Dalles en tournée d'inspection le 14 avril 1944, 6 mois avant son suicide imposé par Hitler le 14 octobre 1944.